Un Manet si bien caché - Histoire d'une découverte - Jules Petroz

Un Manet si bien caché 

Jules Petroz

Un Manet si bien caché Histoire d’une découverte 

Petite biographie de l’auteur 

LA DÉCOUVERTE

Le téléphone sonne. Des collectionneurs, des galeries, des musées, veulent acheter notre tableau. Des journalistes appellent du monde entier.

Nous étions comme ces millions de gens qui espèrent voir leur destin changer. Pour nous, le rêve s’est réalisé.

Les télévisions m’invitent : TF1, ABC, CNN, etc. C’est la gloire ! Je vais recevoir des milliers de lettres auxquelles je ne pourrai pas répondre. Des gens m’écriront de partout pour me demander mon avis sur un tableau, me raconter leur histoire.

– Qu’allez-vous faire de toute cette fortune ?

– Enfin, j’aurai les moyens d’exercer mon art. Certains veulent avoir de l’argent pour prendre leur retraite, eh bien moi, je veux en avoir pour travailler.

Nous ouvrirons la plus belle galerie de Paris que nous remplirons de tableaux et d’objets qu’Aïcha arrangera avec goût, comme notre maison de Saint-Tropez.

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Pour nous reposer de toutes ces émotions, nous partirons en croisière à travers le dédale des îles grecques sur notre Swan, un yacht blanc de trente-cinq pieds et...

Ava, ma fille, pleure. Elle appelle. Je me lève, il fait un froid humide. Aïcha se lève à son tour. J’ai dû rêver. Ava aussi. Elle sort d’un cauchemar. Dehors, une pluie battante tombe sans interruption depuis quatre mois. Le brouillard persiste dans le ciel de plomb. Le soleil a disparu. On se croirait sous terre.

Je n’ai plus rien. Je suis à nouveau à sec ; j’ai dépensé tout l’argent de ma cliente. Elle m’avait donné des meubles à vendre en consignation, mais j’ai dû payer les huissiers. Je n’ose plus répondre au téléphone. Une fois de plus, j’ai le sentiment que je ne m’en sortirai pas.

C’est oublier ma bonne étoile...

L’année de ma naissance, en 1960, mes parents habitent un logement exigu à Carouge, ville sarde, sous les murailles genevoises. Une ville de réfugiés, de travailleurs immigrés, d’étrangers, d’artistes, bref, de tous les exclus de Genève. C’est à Carouge que les gens viennent se divertir le soir au « Chat Noir », au « Bar du Nord » ou à « l’Auberge Sarde » ; c’est un peu le Montmartre genevois.

C’est à Carouge que, dans les années trente, s’installent mes arrières grands-parents, des

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ritals ou plutôt des Savoyards de Fenis, dans le Val d’Aoste.

Aussi loin que l’on puisse remonter, les Petroz sont inscrits sur les registres de la paroisse de Verres, à quelques kilomètres d’Aoste.

Seul l’amour pouvait les déraciner. Yolande Tissot, une jolie jeune fille du département de l’Ain, passant par la commune de Verres, arrache à son foyer le paysan Antoine Petroz. Tous deux entassent dans une roulotte ce qu’ils possèdent et s’établissent à Carouge. Mon arrière grand-père et ses enfants travailleront pour la première compagnie de tramways genevois.

Yolande finit tranquillement ses jours dans sa roulotte, au bord de l’Arve. On vient la voir pour toutes sortes de raisons. Les brocanteurs la consultent car elle a le don de reconnaître les métaux précieux au toucher. Elle dit aussi la bonne aventure.

Mon père est l’aîné de cinq enfants et aurait souhaité, je crois, plus que tout, être un artiste. Il chante très bien et s’accompagne à la guitare. Un vrai talent qu’il n’a malheureusement jamais exploité.

Après avoir exercé toutes sortes de métiers dont joaillier sertisseur puis prothésiste dentaire, il ouvre avec ma mère, qui est une

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femme de goût, une galerie d’antiquités à Genève.

Parmi les gens que mes parents fréquentent, se trouve un couple d’antiquaires âgés, sans enfants, avec lequel ils se lient d’une amitié telle qu’ils nous vendent une maison voisine de la leur, au Coin en Haute-Savoie. Ils s’appellent Mido et Georgette. Le soir, quand Mido rentre de son entrepôt dans son Alpha Roméo décapotable, qu’il fait retentir son klaxon à trois tons, je sais qu’il a un cadeau pour moi : un cheval à bascule obsolète ou un mini vélo pliable abandonné. Mido est propriétaire d’un dépôt de brocante immense, bourré de trésors aujourd’hui inestimables. À cette époque, les gens se débarrassent volontiers de leurs buffets Henri II ou de leur armoire du XVIIIe pour acheter des meubles en formica et des fauteuils gonflables.

Dans mon petit village bercé par des histoires d’antiquaires, l’art devient naturellement ma préoccupation majeure. Vers l’âge de douze ans, j’encadre des couvertures du Petit Journal afin de les vendre au marché aux Puces et dans les restaurants où je les laisse en dépôt. Je n’en vends aucune.

J’ai les cheveux longs, une veste trouée par balle d’un soldat mort au Vietnam, sur laquelle j’ai dessiné un portrait du Ché, un béret avec une étoile, des jeans usés et des t-shirts

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savamment délavés à l’eau de Javel. Mes parents et moi avons tous trois du mal à nous intégrer dans la société helvétique, conventionnelle et ordonnée.

Je m’essaie à la peinture. Je reçois une première commande de ma voisine, Georgette, qui croit en mes talents d’artiste. Elle désire une vue de son jardin. La peinture que je lui rends ressemble à un plat d’épinards. Elle en est très satisfaite et pour m’encourager, me paie royalement cinquante francs.

Nous sommes en été et j’attaque tout naturellement mon second tableau en m’installant en plein air au pied du Salève. J’aime ce sentiment de liberté, l’odeur de l’huile de lin quand j’étale la couleur sur la toile, celle de l’essence de térébenthine quand je nettoie les pinceaux. Je me demande si certains peintres ont eu leur vocation rien que pour le plaisir olfactif. Mais je déteste les promeneurs qui m’entourent et m’assaillent de leurs commentaires. Je décide donc d’arrêter la peinture pour un moment.

Très tôt je dois gagner ma vie, et pour subvenir à mes besoins, j’enchaîne différents petits boulots : serveur, cuisinier, peintre, etc.

L’art devient pour moi bien plus qu’une passion. Je dévore tous les ouvrages qui me tombent sous la main. Dès que j’ai un peu d’argent, je saute dans un train pour Paris,

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Rome ou Londres. Je dors à la belle étoile sur les collines de Florence ou les quais du port de Naples. Je fréquente les cours d’histoire de l’art à l’université ; je suis libre d’improviser ma vie. Une folle envie de peindre m’ayant repris, je me lance dans des créations abstraites. J’entasse des matériaux divers que je brûle sur des plaques d’aluminium où je les recouvre de colle. Je saupoudre le tout de pigments bruts, choisis chez Cornelisen & Fils, la plus vieille boutique de fournitures pour artistes de Londres. J’emballe un ami dans du papier journal, l’asperge de mousse de polystyrène expansé. Une fois la statue sèche, je la peins en bronze, la recouvre de plumes.

Vers l’âge de dix-huit ans, j’apprends la restauration de tableaux, assisté d’Antoine Simoni, un vieil italien, professionnel depuis plus de cinquante ans, expert auprès des assurances Lloyd’s.

Pourtant je sais que mon avenir n’est pas dans la restauration. Après cet apprentissage, j’entreprends des études d’histoire de l’art à Genève. Le professeur Marcel Roethlisberger, qui me connaît de longue date comme auditeur, m’accorde sa confiance et me soutient. Durant mes études, je ne cesse de rendre visite à Antoine Simoni qui, occupé à restaurer des œuvres de Maîtres dans son petit atelier, me raconte ses rencontres avec de grands artistes. Il

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me fait penser à un homme de la Renaissance, subtil, un peu fou, pour qui la peinture ajoute au monde une dimension supplémentaire. Fils d’un antiquaire, Simoni se rappelle que son père l’avait un jour emmené voir Monet. Il en parle comme d’un lion, se souvient de sa barbe énorme. Il n’avait pu l’approcher tant il y avait de monde chez lui. Dans l’atelier de Simoni où trône une Victoire de Samothrace, s’amoncellent des quantités de cadres et de tableaux recouverts de poussière, de toiles punaisées aux murs. Il m’apprend l’art de comprendre la technique des Maîtres, d’identifier les faux. Comme les parfumeurs ont un nez, lui me transmet son « œil ».

J’ai besoin d’argent pour payer mes études. Je continue encore un peu dans cette voie-là, mais doté d’un tempérament énergique, j’ai besoin d’action. Marchand ? J’aime arpenter les Puces, fouiner, dénicher, chasser des trésors. L’idée d’acheter pour revendre me plaît. Je vais donc devenir marchand !

Je fais ma première affaire en me chargeant de la succession d’un restaurateur-marchand de tableaux. Il laisse à sa veuve deux dépôts pleins à craquer de tableaux et de dessins accumulés durant plus de cinquante ans de carrière. Après avoir reçu bon nombre de marchands de la ville, l’exquise vieille dame de quatre-vingts ans

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passés n’a confiance en personne d’autre que moi. Je suis le seul autorisé à l’accompagner dans ses dépôts. Trois étages sous terre, elle prend place sur une chaise pliante et me laisse me promener à ma guise parmi les centaines de toiles et les milliers de dessins. J’ai vingt ans, des connaissances limitées, je choisis les tableaux selon mes goûts. Toutes les écoles sont représentées, des Primitifs aux Modernes : des panneaux de bois parquetés, italiens et flamands, aux bouquets de fleurs encadrés de bois sculpté, signés Fantin Latour, en passant par des œuvres de Petits Maîtres du XIXe siècle.

Pour ma première visite, j’ai réuni quelques centaines de francs avec lesquels je fais l’acquisition de nombreuses toiles superbes dont j’ignore la valeur réelle. Je revends le premier lot en fixant mes prix d’après des cotes établies par le Bénézit, le dictionnaire de référence de la peinture. La vieille édition que je possède indique encore des sommes en francs or et en anciens francs et référence des ventes de la fin du XIXe et début du XXe siècle. Heureux de réaliser un petit bénéfice, n’ayant aucun recul, j’ouvre le plus naturellement du monde la porte de mon premier appartement à tout ce que la ville compte de vieux marchands roublards. Je suis heureux comme un diable. Eux aussi !

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Parmi mes premiers clients sérieux, se trouvent aussi quelques notables – banquiers, avocats, hommes d’affaires – qui se sont donné l’adresse. Je ne suis pas étonné de tout vendre du premier coup. Mes clients jouent tous à merveille leur rôle de bon payeur. Vus les prix auxquels j’ai acheté la marchandise, de petites marges me suffisent et, malgré quelques prix élevés, je suis encore bien loin du compte !

Pour le second voyage, je vois les choses en grand. Hélène, la vieille dame qui s’amuse autant que moi, me prête de quoi acheter une voiture, une Ford Escort break. Un ami qui suit l’affaire de près m’avance 50 000 francs, une somme prodigieuse que j’ai très peur de ne jamais pouvoir rembourser.

Après une nuit d’insomnie, je retourne dans cette caverne d’Ali Baba et, à l’aide d’un transpalette, je charge ma voiture de toiles de toutes tailles sans me soucier de leur auteur. Je remplis le break à fond, en amasse jusque sur la galerie. Une fois chez moi, je dispose les tableaux le long des murs, les numérote, rédige rapidement une liste de prix. Je dispose un chevalet au centre de la pièce, devant le canapé familial Louis-Philippe tendu de velours vert, puis j’achète de l’alcool et des amuse-gueule. Tout est prêt pour recevoir mes clients. Je gagne ainsi de quoi payer mes cours en histoire

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de l’art. Je poursuis mes études tout en continuant mon commerce.

Commence alors une existence quelque peu chaotique, riche d’expériences et de rencontres de toutes sortes comme celle du baron de X, réputé à Genève pour ses fêtes gargantuesques. Cet héritier excentrique, rebellé contre sa condition, n’est doué, au grand désespoir de son père, ni pour les études ni pour l’armée. Il est plus connu sous le pseudonyme de Birdy car il passe le plus clair de son temps à essayer de voler. Il s’est un jour construit une aile qu’il a attachée dans son dos avec des bretelles, puis, tracté par une voiture, il s’est élancé sur le périphérique. Après avoir failli se tuer, le baron de X a abandonné ses velléités d’envol et décidé de se remettre à la marche à pieds.

C’est à Paris, dans le salon feutré tendu de velours où sont accrochés des Hubert Robert, chez la grand-mère de cet ami d’une grande originalité que je fais la connaissance de John, un Américain de mon âge avec lequel, très vite, je me lie d’amitié. Je le rejoins à New York. John squatte chez les parents d’un copain, des Grecs immigrés aux États-Unis. L’appartement donne sur Central Park et compte une dizaine de pièces, des milliers de livres, un aquarium géant et des quantités de plantes vertes. Un véritable paradis.

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La navette Discovery explose en plein vol, René tague les murs du Village et Keith Haring ceux du métro. L’art contemporain bat son plein, c’est New York, et j’en suis.

Je possède environ cinq cents dollars, il en faut une centaine par jour pour vivre décemment à New York. Je dois trouver un travail. Sur les recommandations d’une amie, je me rends dans un café tenu par un pied-noir, un dénommé Bernard qui, au moment de la libération de l’Algérie, a préféré les États-Unis à la France. Je l’aborde en sollicitant un job de serveur dans son établissement. Il n’a rien à m’offrir et s’apprête à m’envoyer chez un confrère lorsque la discussion dévie sur la peinture... Il m’embauche pour décorer la salle du Café Comédie, 64e rue, à l’angle de Broadway et Colombus Circus. Bernard veut des agrandissements de tableaux de Herté, un illustrateur des années vingt, célèbre pour ses dessins de mode. Marché conclu. Je me mets à l’œuvre. Je travaille la demi-journée pour cinquante dollars. Le reste du temps, je visite les musées. Le Metropolitan, le Guggenheim, le MoMA, la Frick Collection n’auront bientôt plus de secrets pour moi ! Mais un mois plus tard, je dois me mettre en quête d’un nouveau logement, l’hospitalité de mes hôtes grecs ayant atteint ses limites. Entre la recrudescence de nouveaux locataires et ceux qui s’éternisent

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dans les lieux, ils commencent à perdre patience... Me voilà donc à la rue.

Pas facile de trouver un logement à New York avec cinquante dollars en poche ! Bernard me dépanne. Il me propose de dormir au sous- sol du Café Comédie, en attendant mieux. J’accepte. Il ferme à double tour après le service. J’installe un lit de fortune à la cave, mais au milieu de la nuit, il m’arrive de me réveiller en sursaut, pris d’une terrible angoisse : et si quelqu’un cambriolait le café et tombait sur moi ?

Je trouve une chambre au YMCA pour quelque temps, puis je partage un studio avec un Français dans la petite Italie en face d’une petite boutique de pompes funèbres.

Trois mois se sont écoulés. New York est une ville dévorante. Malgré l’offre que me fait l’ATT Building pour une fresque, je n’en peux plus et ce que j’ai vu me marquera pour toujours. Les folles nuits du Studio 54 et celles du Limelite avec ses décors oniriques et ses défilés de limousines qui déversent chaque soir leurs flots de célébrités, où l’on a une chance d’apercevoir Andy Warhol ou Madonna, m’ont épuisé.

Je rentre sagement à Genève et je reprends mes études.

Une fois de plus mes finances sont à sec. La ville me loge dans le quartier des Grottes et

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m’attribue une bourse d’étude. C’est alors que je rencontre Aïcha, celle qui deviendra mon épouse, la femme de ma vie.

Elle est étudiante et ce soir, elle travaille au dancing le Moulin à Danse, où elle remplace une copine, elle tient le vestiaire. Tout de suite je distingue sa silhouette gracieuse, ses cheveux sépia, ses yeux d’opale sombre. Une princesse charmante, au sourire énigmatique. Nous faisons connaissance, entamons bien vite une discussion passionnée et passionnante sur l’art. Son papa algérien est artiste peintre, un peu dans le goût de Nicolas de Staël, en plus romantique et plus doux. Aïcha a grandi dans les toiles et les tubes de peinture.

Au petit matin, je la raccompagne jusqu'à sa porte. Nous nous donnons rendez-vous le lendemain sur les bords du lac où glissent quelques cygnes.

Nous ne nous quitterons plus.

Aïcha emménage avec moi dans ce petit appartement que m’a attribué la ville de Genève. L’immeuble vétuste, dépourvu de chauffage et souvent dépourvu d’eau chaude, était occupé jusqu’alors par des personnes en grande difficulté. Il doit maintenant servir à loger des étudiants. Je suis leur premier cobaye.

Nos finances sont mauvaises, il nous faut arrêter nos études pour gagner notre vie. Nous

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ouvrons une boutique d’antiquités dans le quartier des Pâquis, au bord du lac, entre les beaux hôtels et les rues chaudes.

Dans cette vie de bohème, nous avons un secret pour dénicher des trésors : les prospectus dans les boîtes aux lettres. Ça marche très bien ! Il suffit de les distribuer pour que les gens nous contactent; nous en écoulons plus de cent mille. À chaque appel, nous nous demandons ce qui nous attend. Le plus souvent, il s’agit de vider des appartements après un décès. Chaque fois, c’est un univers différent. La famille s’en va et nous laisse les clefs, nous nous retrouvons dans un lieu inconnu, dans l’intimité d’une personne étrangère. Il nous faut cependant ouvrir les armoires et les commodes, remplir des sacs d’habits et des cartons de vaisselle, débrancher la télévision devant laquelle se trouve toujours un gros fauteuil crasseux.

Dans notre boutique, nous vendons tout et n’importe quoi, un véritable bric-à-brac. Nous avons, entre autres curiosités, déniché une chaise à porteur du XVIIIe siècle, entièrement d’époque, décorée de scènes peintes et tapissée de brocards d’or. Un soir, alors que je lis tranquillement dans la boutique, un homme surexcité pousse la porte. « Combien la chaise à porteur ? » demande-t-il avec un léger accent britannique, avant de s’affaler dans un canapé Louis XV. L’homme, d’un certain âge, est

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accompagné d’une jeune femme qui se tient raide, immobile, au centre de la pièce, visiblement gênée par cette audace. Ne voulant pas l’effrayer, je divise la valeur réelle de l’objet par deux et lui annonce le prix. «Vendu!» s’écrie-t-il en bondissant du canapé. Aussitôt dit, il dépose sur le bureau Napoléon III sa carte et un billet de mille francs. Il m’informe que quelqu’un viendra le lendemain matin pour me donner le chèque et l’adresse de livraison. Interloquée, la demoiselle me dévisage tandis que l’homme franchit la porte.

J’appelle Aïcha et lui raconte l’anecdote du vieil excentrique venu faire son numéro pour épater une jeune femme. Certain qu’il ne reviendrait pas, je me dis que cette soirée lui aura coûté cher.

Erreur...

Le lendemain matin, la jeune dame entre dans la boutique en présence du concierge du Richmond, le seul palace de Genève. Ils me remettent un chèque. J’apprends ainsi que ce personnage de roman n’est autre que le capitaine Moore de la Royal Navy, ayant fièrement combattu les forces allemandes durant la Seconde Guerre mondiale et, dans les années cinquante, secrétaire particulier de Salvador Dalí. Nous devons livrer la chaise en Espagne, à Cadaqués. Aïcha et moi

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l’embarquons dans un vieux camping-car. Direction la Costa Brava !

Le voyage se déroule sans encombre au cœur d’une nature qui nous enchante. Nous devons approcher du but. La petite route sinueuse que nous empruntons se faufile à travers les collines odorantes, puis la Méditerranée nous apparaît, phosphorescente dans la lumière du crépuscule.

Devant nos yeux la baie de Cadaqués. Avec Aïcha, nous garons le camping-car devant le bistrot de la plage. Surprise : à peine en avons- nous franchi le seuil que le patron sort de derrière son bar.

– Vous venez livrer la chaise ? nous demande-t-il.

Le serveur donne un bref coup de fil et nous fait signe d’attendre. Une Mini Mock blanche arrive bientôt devant l’établissement. Le capitaine Moore en descend dignement et se recoiffe. Dans sa veste en tweed impeccable, avec son accent délicieux, il nous certifie que tout est entre ses mains et que nous n’avons plus à nous soucier de rien. Il lance des ordres en espagnol, nous prie de remettre les clefs du camping-car au serveur et nous invite à monter dans sa Mini Mock. Nous quittons Cadaqués pour nous engager sur des chemins escarpés qui mènent au sommet de la colline où vivent le capitaine et son épouse. Leur villa est somptueuse, entièrement décorée par Dalí et

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Picasso. Douze statues de divinités taillées dans le marbre trônent dans le jardin. Cent marches pour descendre à la mer. Pour ne pas être dérangés par les voisins, nos hôtes ont acheté les collines alentour. Nous passons un moment exquis, puis le capitaine et son épouse prennent congé de nous. Nous quittons Cadaqués le lendemain. Muchas gracias, señor Capitán !

Après la première guerre du Golfe, c’est la déprime. 80 % des galeries d’art contemporain new-yorkaises ont fermé. Dans l’hiver genevois, le marché de l’art est dévasté, plus rien ne bouge. Les Puces ressemblent à un dépotoir, les marchands s’enlisent ; plus un seul coup de téléphone, plus un seul débarras d’appartement. C’est la crise. Je suis à sec, une fois de plus. Puisque nous sommes condamnés à vivre sans argent, que nous n’avons jamais les moyens de partir en vacances, autant s’exiler au soleil !

Nous entassons nos affaires dans une voiture achetée d’occasion et cap sur le sud ! Nous longeons les calanques, faisons halte dans des petits hôtels avec vue sur la mer, nous nous enivrons de la douceur de l’air, des parfums de thym et d’eucalyptus. De virage en virage, nous arrivons à Saint-Tropez. À l’hôtel Lou Cagnard, tenu par deux vieilles sœurs, nous dormons comme jamais, d’un sommeil lourd, plein de

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rêves. Enfin la tension retombe, les problèmes insurmontables apparaissent dérisoires.

Tropez : anagramme de Petroz.

Saint-Tropez ou plutôt Caïus Silvius Torpetius, né à Pise, était grand officier à la cour de Néron. Après avoir engendré la colère de son empereur, celui-ci le fit décapiter et jeter dans une barque à la mer avec un coq et un chien. Poussée par les courants et les vents, la barque échoua ici, comme nous, au milieu des collines embaumantes.

Le lendemain, nous parcourons le village à la recherche d’un logement. En bavardant ici et là avec les commerçants, nous apprenons qu’un certain M. Jaoui loue un studio à l’année, rue Victor Laugier. Affaire conclue !

On se croirait dans un tableau de Van Gogh. Minuscule, au sol de tommettes rouges, aux murs blanchis à la chaux qui s’écaille, aux poutres cironnées, le studio offre une cheminée de briques, un coin cuisine, une salle d’eau exiguë et trois fenêtres dont une donnant sur le port avec, au loin, les collines du Canet des Maures. Que désirer de plus ?

Nous sommes émerveillés comme des enfants à Noël. Par la fenêtre, le néon rouge d’un petit casino éclaire la rue. De l’autre coté, le soleil bas sur l’horizon enflamme le ciel puis, à la tombée de la nuit, les étoiles illuminent la mer qui scintille sous la lune.

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En hiver, Saint-Tropez donne l’impression d’un château abandonné aux pièces vides, désertées à la hâte. Le Mistral s’immisce par tous les interstices.

De temps à autre, nous retournons à Genève pour affaires. Nous avons une bonne adresse : une maison du XVIIIe siècle construite sur des hectares de terrain, dans la campagne romantique, au centre de Genève. Cette maison est habitée par une famille de descendants huguenots réfugiés alors à Genève pour échapper aux persécutions de la Barthélemy. C’est dans cette demeure somptueuse que Joséphine de Beauharnais passait ses séjours genevois. Le monsieur, très âgé, nous reçoit toujours dans sa vaste cuisine, sa pièce de prédilection. Assis près de son poste de radio, il écoute sans relâche les nouvelles du monde qu’il a sans doute exploré. Sa charmante épouse nous accueille encore dans sa blouse de supermarché où elle a, jadis, travaillé.

Sous les boiseries de cette villa superbe résonne toujours la voix de Lord Byron. Des toiles d’élèves de David se partagent les murs tapissés de tentures ; des vitrines abritent de la vaisselle de Saxe, des tasses de porcelaine fine dans lesquelles ont bu des lèvres impériales. Avant de transformer le grenier et de refaire la toiture, la maîtresse de maison a fait appel à

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nous; elle veut se débarrasser d’un lot de tableaux. Parmi ceux qu’elle nous vend, se trouve une œuvre d’Isaac Moucheron.

Été 96, grâce à l’argent du Moucheron, qui s’est bien vendu aux enchères à Londres, nous embarquerons à bord du Baïkal ou Train Bleu, pour un périple à travers la Russie, la Mongolie et la Chine. Le but de ce voyage : visiter les musées russes et les lieux de production de la céramique chinoise.

Pour un marchand comme moi, plus on voit d’œuvres d’art, mieux notre œil se forme, si l’on peut voir d’où les oeuvres viennent, comment elles se sont formées, c’est encore mieux. C’est un peu comme le nez du parfumeur ou le palais de l’œnologue.

Pour notre voyage, nous embarquons d’Helsinki, dans un train vieillot pour Saint- Pétersbourg, le train roule mollement dans un décor bucolique, nous partageons notre compartiment avec un couple étrange. Au cœur d’une forêt de sapins - ce doit être la frontière - des barbelés et des miradors, nous sommes soudain plongés dans un espace chargé d’émotions et lourd d’histoire. Nous traversons ensuite la banlieue délabrée de Saint- Pétersbourg, ses immeubles aux fenêtres cassées, au milieu de terrains vagues bourbeux,

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le train aborde les quais d’une petite gare charmante et d’un autre âge.

Sur le quai, une babouchka balaie à l’aide de quelques branches feuillues attachées à un manche de bois. Devant la gare, une place creusée de nids de poules et debout devant leurs voitures déglinguées, des chauffeurs mal rasés nous haranguent : « Taxi ! Taxi ! »

Nous embarquons dans celui de Georges, notre chauffeur, qui nous emmène visiter la plus belle ville de Russie, ses canaux et son architecture Palladienne. Puis Georges nous dépose devant notre hôtel, une muraille de béton, forée de trous lumineux, sorti du rêve d’un architecte communiste fou.

Un distributeur de boissons gazeuses américaines, rayonne comme un soleil d’espoir sur le trottoir. Le tourniquet d’entrée franchi, nous pénétrons dans une cathédrale pavée de faïences et illuminée par de somptueux lustres de cristal. Tout au fond de cet immense hall, trois matrones en blouse élimée trônent fièrement, derrière un bureau où s’alignent d’antiques téléphones en bakélite.

Notre chambre est une pièce aux rideaux déchirés, au lit défoncé, baignant dans la clarté blafarde d’un soleil de minuit qui rase l’horizon.

Au petit-déjeuner, une danseuse en costume de paysanne exécute machinalement sa danse traditionnelle, la musique est diffusée par des

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haut-parleurs, le réfectoire presque vide, résonne sous les applaudissements de quelques vieux irréductibles communistes français en visite chez le Grand Frère.

Au matin, l’autobus dévasté par la rouille, roule vers l’Ermitage ; là les collections sont inestimables : peintures flamandes, hollandaises, françaises, italiennes, Lorrain, Rembrandt, Rubens... Je prends du grade.

Dans une station de métro en mosaïques précieuses et étincelantes sous les lustres de cristal, nous achetons au marché noir, des billets pour une représentation du Lac des Cygnes, au Kirov. L’âme de la Russie habite au Kirov, ce soir elle nous transperce le cœur.

En route pour Moscou ! Promenade dans Arbatskaia, la rue du Commerce, et sur la Place Rouge, où l’on tourne une publicité Indienne en saris, il y a même un cracheur de feu c’est complètement surréaliste.

La Galerie Tretiakov, le Musée Pouchkine et les Icônes du Kremlin nourrissent notre soif d’apprendre, le Bolchoï nous enchante.

Au coin des rues, devant les gares, des paysannes agitent frénétiquement des poissons séchés et des pains, dans l’espoir de les vendre.

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Au matin, le taxi noir qui nous emmène a la gare roule vite, dans les rues excentrées la misère se dévoile. Sur les quais de la gare, noires de monde, les passagers sont assis par terre, semblant n’avoir jamais rien attendu. Au départ, trois trains sont alignés. Le rouge pour la Sibérie, Le vert pour Vladivostok et Le Bleu pour le Lac Baïkal et Irkoutsk, c'est le nôtre.

Le contrôleur est une femme en uniforme, elle nous indique nos places et confisque nos passeports. Le train démarre, cap à l'est.

Irkoutsk, est une agglomération de maisons en bois sans grand intérêt culturel.

Pour se rendre en Chine il faut traverser la Mongolie et Oulan-Bator, dans ce nouveau train, nous partageons notre compartiment avec deux contrebandiers chinois qui cache des cartouches de cigarettes et des albums de timbres russes, dans les faux plafonds du compartiment.

La Mongolie offre un paysage des plus surprenants et je comprends mieux pourquoi j’aime tant l’art des Yuan, cette dynastie Mongol qui, au Xe siècle, a imposé à la Chine ses goûts raffinés et ses grands plats de porcelaine bleue et blanche.

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Après la Mongolie, le paysage change, il devient aride, pelé. Le train s’arrête dans une petite gare. Nous allons pouvoir nous restaurer.

A Pékin, au sortir du train, nous traversons la gare surpeuplée d’une foule permanente. Nous visitons la Cité interdite, la Place Tienanmen où règne le portrait géant de Mao et la file interminable de pékins qui patientent devant le mausolée du grand Timonier.

Finalement et après tant d’efforts, le Musée de la céramique. Au rez-de-chaussée, est exposée l’archéologie Song, Tang, Liao... Mais au premier étage, impossible de voir la porcelaine, les locaux sont fermés. Pourquoi ? Après d’âpres discussions, le gardien nous avoue : la Révolution... : tout a été jeté par les fenêtres, premier étage fini. Nous voici à l’heure chinoise...

Au matin, des millions de vélos, de fonctionnaires affairés, de silhouettes fines courent de leur pas léger je ne sais où...

La Chine, c’est l’humanité poussée à son extrême limite. Tout est bon à quelque chose, tout doit servir. Il n’y a plus d’oiseaux dans les arbres, les pigeons et les moineaux sont servis en brochettes sur les trottoirs.

Aucune hygiène, les gens crachent partout.

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Demain, nous partons pour Xian voir l’armée enterrée.

Comme la lune, Xian est recouverte de poussière, mais celle-ci est noire, nos pas s’impriment dans la suie.

Ici, comme partout en Chine, les animaux à manger sont exposés vivants sur la devanture des restaurants. De petits singes enchaînés s’affolent à côté de cages empilées remplies de pigeons, d’écureuils, de tortues, de crapauds ou de serpents.

Prochaine étape, le monastère du Mont Emeï. L’après-midi est déjà avancée quand le minibus nous dépose sur la place d’un village. Une foule de curieux se presse autour de nous, nous pointe du doigt en s’esclaffant. « Je crois qu’ils se moquent de nous, me glisse Aïcha. De nos nez ». Peu importe. Je m’évertue à leur faire comprendre que nous voulons un taxi pour monter au monastère.

Arrivé au sommet, il fait nuit, il est trop tard pour le monastère ? La bâtisse où nous dépose le taxi ressemble plutôt à une ferme d’alpage. Un petit homme pressé nous ouvre, nous fait entrer dans une grande pièce au sol de terre battue, éclairée par la douce lumière de l’âtre.

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J’explique au petit homme pressé que nous avons faim ; il s’éclipse et revient avec un œuf et un oignon, puis nous remet à chacun sa parka et nous montre au premier étage notre chambre : un placard à balais meublé d’une paillasse, d’une cuvette et d’un broc de métal émaillé.

Nous avons passé une nuit épouvantable, à reconsidérer le passage de notre guide, où il est mentionné que dans certaines provinces, poussés par la faim les habitants se son adonnés au cannibalisme.

Au matin nous quittons cette auberge de fortune. Pour Leshan, qui est une cité portuaire sur le Yang Tse Kiang ou Fleuve Bleu, d’où nous nous rendrons en bateau pour Shanghai. Sans oublier de saluer le Bouddha géant.

Le long du fleuve, des chaînes de montagnes se dressent à perte de vue, une végétation semi tropicale abrite les derniers pandas. Le port de Lehsan grouille de monde, de marchandises transportées à dos d’hommes ou bien sur des voitures à bras. Avec le vingt et unième siècle qui pointe son nez, quelques gratte-ciel commencent à percer les nuages. Nous prenons nos billets, seconde classe, cabine individuelle, sur le pont supérieur de la jonque. En troisième, on s’entasse sur le pont inférieur et en quatrième, les moins fortunés pataugent dans

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une cale sombre. Des haut-parleurs ajoutant à la cacophonie ambiante diffusent sans interruption des messages du parti. Nous franchissons les trois gorges et visitons les trésors archéologiques qu’elles renferment. De notre cabine, le fleuve se déroule devant nous.

Par endroits, l’eau trouble est recouverte de déchets et d’ordures, de cadavres d’animaux. Les usines aux longues cheminées de briques noircissent le ciel et déversent leur boue dans le fleuve. Il a beaucoup plu, les côtes d’alerte ont été dépassées, on ne distingue plus les rives.

Notre jonque est prise dans des tourbillons ; la nuit, nous dormons avec nos gilets de sauvetage. À cause des inondations, nous ne visiterons pas Jingdezhen, en route pour Shanghai, HongKong et Genève, les poches vides et pourtant un peu plus riche.

Genève.

8 avril 1997. C’est le jour d’une rencontre, d’un rendez-vous auquel je me rends, comme poussé par une force mystérieuse. C’est le jour où une inconnue débarque dans ma vie et la bouleverse.

Ce samedi-là, je me promène avec Aïcha dans les dédales des Puces de Plainpalais, à Genève. Nous chinons. Je viens d’acheter une bague en argent avec le profil d’Alexandre Le

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Grand, genre monnaie antique, et de dénicher une belle céramique. Je cherche aussi au hasard un châssis pour une toile que j’ai à la maison. C’est en passant devant le stand de Bernard, un marchand et ami, que je remarque à nouveau ces deux portraits de femmes : la mère et la fille, certainement. Deux pastels sur papier appuyés contre une cabine téléphonique ; deux pastels ordinaires dont personne ne se soucie. Ces portraits sont là depuis pas mal de temps, je les ai déjà vus cent fois au marché. Tout le monde est passé devant et les a vus sans même les regarder. Bernard les a sur les bras depuis des mois et ne parvient pas à s’en débarrasser. Qui achèterait ces portraits médiocres de femmes à l’air austère, au regard sévère ? On ne s’en approche même pas, il n’y a aucune raison. En tant que professionnel, il n’y a rien à en tirer ; c’est juste une paire de portraits sans valeur et sans qualités. Mais aujourd’hui, ils m’intéressent. La dimension des châssis correspond sans doute à ce que je cherche. Je prends l’un d’eux dans les mains – celui de la fille – pour me rendre compte de ses dimensions. Les lèvres fines, le nez droit, les cheveux tirés en arrière, cette femme vêtue d’une robe bleue, au cou encerclé d’un large col noir, a un visage terne, un air peu engageant, mais le châssis convient.

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Il reste des traces de cadre tout autour (on l’a sans doute ôté pour le vendre). Il manque aussi le verre pour le protéger. En fait, les marchands ont dû s’approprier tout ce qu’il y avait de négociable puis jeté les pastels dans un coin. Le petit brocanteur des Puces, lui, a dû récupérer dans un grenier tout un lot de tableaux (et de brocante) dont personne ne voulait. Il les a apportés là, en vrac. Sortis puis rentrés dans sa camionnette... Jusqu’à ce qu’ils soient bien abîmés. À la fin de la journée, sans doute, ils finiront à la poubelle. Le pastel n’est pas fixé ; je me tache les doigts en le touchant. À force d’être manipulé, il a été percé. Je remarque une déchirure, une petite entaille d’une dizaine de centimètres dans le coin supérieur droit et, à travers le trou, un peu de peinture brunâtre, brossée comme pour un fond de toile. C’est sûr, ce pastel dissimule quelque chose. Je fais signe à Aïcha.

– Regarde. Tu crois qu’il y a un tableau là- dessous ?

On trouve parfois des trésors cachés. J’avais déjà découvert une aquarelle de belle qualité derrière une grande toile italienne, mais en général, le tableau dissimulé s’avère bien plus médiocre que celui qui le recouvre.

– C’est comme un tac-o-tac, plaisante Aïcha. Il y a peut-être quelque chose à gagner.

– Je demande à Bernard : 37

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–Tu en veux combien de ton pastel poussiéreux ?

– Donne-m’en vingt balles.

Je fouille mes poches. Il me reste dix francs ; Aïcha cinq.

– OK pour quinze ? C’est tout ce qu’on a.

– Bernard accepte. Trop content de les voir partir.

– Et l’autre ? me souffle Aïcha.

J’examine le deuxième pastel. Il est aussi déchiré à la jointure du papier mais en dessous, la toile est blanche ; elle n’a pas été utilisée. Je le repose, je paye, nous partons, le pastel sous le bras. Excités comme des collégiens qui viennent de faire une farce. Impatients de connaître la surprise. Nous nous arrêtons quelques mètres plus loin, sur le stand d’un copain qui vend des gants et des cartes postales. N’y tenant plus, je passe, fébrile, un index dans le trou, arrache le pastel du châssis. Miracle. Une jeune femme surgit, dénudée jusqu’au buste.

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Une jolie rousse à peau nacrée dont la chevelure flamboie sur les épaules, parée d’un

collier de chien et de boucles d’oreilles, pulpeuse et sensuelle sur un fond vert brun sombre.

– Comme elle est belle ! s’extasie Aïcha.

C’est une peinture à l’huile, une étude non signée. Les couleurs ont pris la poussière et la toile n’est pas vernie, ce qui signifie qu’elle n’a jamais été exposée.

– On dirait un tableau impressionniste, dit Aïcha.

Et puis quoi encore ? Un tableau de maître planqué sous un pastel sans valeur et déniché dans le bric-à-brac des Puces? La bonne blague! Non, je pense à quelque chose de

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moins important, de plus moderne, à un petit peintre genevois de la fin du XIXe venu travailler à Paris. Fin XIXe, début XXe, quelques artistes suisses d’un bon niveau se sont rendus à Paris pour y étudier.

– Je vais le revendre à bon prix. Je peux sans doute en tirer trois ou quatre mille francs.

– Attends un peu, me conseille Aïcha. On ne sait jamais, ça vaut peut-être beaucoup plus.

–Que fais-tu de celui-là? demande mon copain en désignant le pastel que, dans ma précipitation, j’ai jeté par terre. Tu n’en veux pas ?

– Non, pas besoin.
– Je peux le récupérer ?
– Si tu veux, je te le donne.
Il le découpe et le range dans un plastique

format A3 où il entre parfaitement. Tout le monde est content. En tout cas, je n’ai pas perdu ma journée : quinze francs, c’est vraiment une bonne affaire !

Arrivé chez moi, je pose le tableau sur le radiateur. La belle créature aux cheveux fauves semble me suivre des yeux. Elle me questionne de toute sa présence énigmatique. Qui suis-je ? me demande-t-elle. Chaque jour, je l’admire, je m’interroge. Chaque jour, le visage de cette demoiselle me devient plus familier. Qui est- elle ? Qui l’a peinte ? Si seulement elle pouvait

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parler, me révéler le secret de son identité et de ses origines.

On dirait que ce tableau n’arrive pas là par hasard. Il va me faire sortir de mon trou de souris, de ma vie tranquille et sans histoire.

En effet, moins d’une semaine après l’avoir acheté, je comprends avec stupéfaction ce que ce tableau peut bien être...

***

La jeune inconnue est devenue une habituée de la maison, à la fois impudique et attachante. Notre hôte, en quelque sorte. À force de la voir, nous n’y prêtons plus attention, je la regarde à peine. Jusqu’au jour où, planté devant la toile, mon œil s’attarde, examine. Pour la première fois, je la découvre vraiment. Outre cette vie extraordinaire dans l’œil, cette bouche entrouverte, cette chevelure abondante, beaucoup de choses me troublent et notamment, oui... ce gris bleu au bas du tableau, ce bleu Louis XV comme ont dit dans le métier. Ce gris bleu qui est une de mes couleurs préférées et que l’on trouve sur les boiseries Louis XV, une couleur bien particulière. Non, ce n’est pas possible... spécifique à Édouard Manet, comme il y a le bleu Klein qui n’appartient qu’à lui. Ce noir aussi. Absolu, profond. Il lui est propre. Seul Édouard Manet utilise un noir pareil. Mon cœur s’accélère, mes mains deviennent moites.

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Et si Aïcha avait raison ? Si c’était l’œuvre d’un impressionniste ? De Manet en personne ? Il aimait aussi le noir espagnol, il était fasciné par la peinture espagnole, surtout par Velázquez. En Espagne, la lumière franche, directe, est différente de la lumière française. Dans la peinture espagnole, le blanc et le noir sont toujours beaucoup plus opposés. Il n’y a pas de demi-teinte ; c’est ce que l’on a reproché à Manet justement: cette absence de nuances dans ses toiles. Dans la peinture française ou italienne, la lumière est plus douce, plus diffuse, les ombres moins marquées sont beaucoup plus dégradées que dans la peinture espagnole, où les contrastes sont plus nets, plus durs, plus affirmés, les oppositions de couleurs plus tranchées. Édouard Manet avait effectué un voyage en Espagne et au Brésil où il était resté six mois.

Je repense à ce que me disait M. Roethlisberger, mon professeur : « La peinture n’est pas seulement intellectuelle ou virtuelle, c’est un phénomène physique. Ce sont des ondes qui, par leur rayonnement, viennent irriter la rétine de l’œil. » Je m’approche encore du tableau, l’observe plus attentivement. D’autres éléments, alors, me sautent aux yeux : la composition et le sujet, caractéristiques du maître, ainsi que cette manière de peindre, cette facture si... impressionniste. La toile est peinte

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Un Manet si bien caché

avec une grosse brosse plate, de celle que Manet utilisait pour ces études. On dirait que la peinture y a été jetée, on peut distinguer une centaine de coups de pinceau et chacun a été donné avec une intention précise, particulière. Il n’y a aucun repentir, rien qui ne soit là pour qu’on lui donne raison. Cette technique, la façon dont les yeux sont peints, cette touche liquide : tout me laisse penser qu’il s’agit bien de lui, d’Édouard Manet, même si je ne parviens pas encore à y croire. À un moment donné, quand un artiste maîtrise suffisamment sa technique, la peinture devient instinctive, le pinceau le prolongement du cerveau et, comme en transe, l’artiste inscrit ses sentiments en appliquant la couleur. Là, ce qui est extraordinaire, c’est que sur certains coups de pinceau du visage, on peut déceler trois ou quatre couleurs différentes. Une prouesse. Il est impossible de créer cet effet, de le produire volontairement, il ne peut s’agir que de la « patte » authentique d’un véritable artiste, que de sa singularité. On a reproché toute sa vie à Manet sa manière franche, brutale, de poser les couleurs, les contrastes trop frappés entre le clair et les obscures, ces fameuses absences de demi-teintes et de ne pas marquer les contours de ses sujets. Mais Manet voulait montrer les vraies couleurs de la vie. Quant à ces craquelures sur le noir, elles sont un signe

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distinctif supplémentaire de l’œuvre du Maître. Tous les noirs de Manet sont craquelés de la même manière. L’explication en est simple: Manet diluait son noir à l’essence de térébenthine, il le diluait trop, aussi quand l’essence disparaissait, un manque se créait sur la toile. Ce manque lui était typique, comme une signature.

La chevelure désordonnée du modèle, elle, se confond avec le fond comme dans la scandaleuse Olympia où les deux se mélangent. Manet le disait : pour lui, « le fond du tableau, c’est l’air qui circule autour du sujet. » Outre cette chevelure suggérée, les bijoux que porte la plantureuse demoiselle (un collier de chien encerclant un cou aux reflets de nacre, des boucles d’oreille) sont en vogue pendant la dernière décennie de la vie de Manet (1832-1883). Quant au bord de la toile, s’il n’est pas touché, c’est parce que Manet ne voulait pas se salir les doigts. Comme il travaillait très vite et enlevait d’un coup la toile non encore sèche, il évitait de peindre les bords pour ne pas se tacher.

Et cependant... Comment croire qu’il s’agit bien là d’un Manet ? C’est impossible, même pour quelqu’un qui est du métier. Je ne parviens pas à me dire d’emblée : « c’est un Manet ».

Manet a beaucoup détruit, au moins le tiers de son œuvre. On l’a tellement critiqué, attaqué,

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que de rage, de dépit, il a détruit une partie de ses tableaux. On lui a tout reproché, tout. Manet, moi, j’ai appris à l’aimer. Ce n’est pas le peintre dont je suis le plus féru. En ce qui me concerne, je suis plutôt spécialiste de la Renaissance et de l’Antiquité gréco-romaine, mes périodes de prédilection. Lorsque j’écume les musées, j’ai tendance à éviter les salles Manet où tout le monde se rend ; je préfère m’intéresser à autre chose. Cependant, j’ai dû voir dans ma vie la plupart des tableaux de Manet.

L’ironie du sort a voulu qu’avec Aïcha nous soyons allés à une exposition Manet à Martigny, en Suisse, quelques semaines seulement avant cette découverte. La Fondation Gianadda organise trois ou quatre fois par an de grandes expositions qui parviennent à réunir des collections extraordinaires du monde entier. Nous avions assisté au vernissage en compagnie de tous les propriétaires des tableaux qui les avaient prêtés pour l’occasion. En avance d’un jour, par erreur, sur l’ouverture officielle, on nous avait laissé entrer, Aïcha et moi. Nous nous étions alors mêlés aux directeurs des musées des États-Unis, du Japon, aux conservateurs parisiens, aux collectionneurs particuliers. Comment croire une seule seconde que nous allions devenir l’un d’eux ? On ne peut pas y croire comme ça, d’un coup.

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Je sais qu’à la mort de Manet, l’ensemble de son travail connu a été photographié; un certain nombre de toiles, en revanche, n’a pas été répertorié. Pendant la guerre contre les Allemands, Manet est resté à Paris où il a continué à peindre. Durant toute cette période- là, on ignore où sont passés ses tableaux. Il en a donné, certains ont disparu ; on ne saura sans doute jamais ce qu’ils sont devenus. Pour les experts, tout ce qui n’a pas été photographié n’est pas de la main de Manet ; et lorsqu’ils ne savent pas, ils préfèrent ne pas se prononcer.

Peut-être ce tableau aurait-il été détruit s’il avait été montré de son temps, par Manet lui- même ou par d’autres qui le détestaient. Peut- être est-il tellement moderne qu’il ne doit apparaître qu’aujourd’hui. Le fait est qu’on a un choc lorsqu’on le voit pour la première fois. Il n’a pas été exposé pendant plus d’un siècle, il n’a pas été abîmé, restauré comme l’ont été la plupart des tableaux de Manet, qui ont beaucoup souffert. Hormis la poussière, celui-ci a conservé, intactes, ses couleurs d’origine et cache – j’en suis sûr – bien des secrets.

Mais quels sont-ils ? Comment percer son mystère ? Je prends le tableau dans les mains, le retourne, retire le carton cloué au dos.

Le châssis porte un tampon, très lisible malgré les années « Gay, avenue de Villiers »,

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un prix, 1,40F, et le nom et l’adresse d’un marchand de couleurs parisien.

C’est le premier indice d’un long jeu de piste, le premier élément de mon enquête. Aussitôt, je téléphone à la Mairie de Paris. Je veux savoir si l’avenue de Villiers portait déjà ce nom à la fin du XIXe siècle. Oui. On m’affirme qu’elle s’appelait bien ainsi. Je me rends ensuite à l’Institut National d’Histoire de l’Art, rue Vivienne, pour y rencontrer l’un des biographes de Manet, M. Éric Darragon. Celui-ci me met en contact avec une dame spécialiste des marchands de couleurs parisiens, Clotilde Roth-Meyer. Elle consulte ses registres : « Effectivement, me dit-elle, un marchand qui porte ce nom a exercé au 88 de la rue de Villiers entre 1879 et 1898. » Tout coïncide. Et comme par hasard, l’adresse inscrite sur le châssis se trouve à côté de l’atelier de Manet. L’artiste devait certainement se fournir ici. De plus, le châssis correspond exactement aux dimensions des toiles qu’utilisait Manet pour ses études. Un format dix.

– Comment expliques-tu le fait qu’elle ne soit pas signée ? me demande Aïcha.

– Rien d’étonnant à cela. Manet ne signait pas ses études. Les seuls tableaux qu’il ait signés sont ceux qu’il a vendus ou exposés. Il était tellement décrié qu’il préférait ne rien mettre

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pour attraper de temps en temps un spectateur susceptible d’aimer son travail, pour lever l’a priori exercé contre lui. Tiens, pour te donner un exemple: sur le portrait de son ami Théodore Duret, il avait écrit son nom à l’envers, pour s’amuser. Quand les gens venaient rendre visite à Duret et s’extasiaient devant son tableau, ils demandaient qui en était l’auteur. «Édouard Manet», répondait Duret avec ironie. Une façon de les piéger, tu comprends ?

– Regarde cette coiffure, me dit Aïcha. On dirait qu’elle sort du lit. C’est vraiment moderne, comme si ce tableau avait été en avance sur son temps.

– C’est vrai. Et pourtant le collier de chien autour du cou date précisément de cette époque. C’était la mode, alors. Beaucoup de femmes en portaient.

Aïcha fronce les sourcils.
– À quoi penses-tu ?
– Pour quelle raison a-t-on voulu cacher

cette toile ? Je ne comprends pas. Pourquoi l’avoir dissimulée? Ce n’est pourtant pas la seule femme nue que Manet ait peinte.

– Il en a peint effectivement quelques unes.
– Alors ?
Il pourrait y avoir une explication : on a

caché en Suisse plus qu’ailleurs des œuvres durant la dernière guerre, mais aussi à la

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Réforme, lors la Révolution, de la Commune, mais dans ce cas-là, la toile serait connue et puis le carton au dos et le pastel datent bien du XIXe siècle. Peut-être était-ce quelqu’un de célèbre. Qui ne voulait pas que ça se sache.

Je hausse les épaules en signe d’ignorance.

– Il faut retrouver l’autre pastel, s’enthousiasme Aïcha, celui que nous avons laissé aux Puces. Ça va peut-être nous aider.

Nous retournons à Plainpalais moins d’une semaine plus tard. Trop tard. Le pastel avait été vendu.

Tout le monde rêve de trouver un Manet, un Renoir, un Cézanne ou un Van Gogh. C’est un vieux fantasme qui traîne, un goût de chasse au trésor. Toute ma vie, j’ai entendu des histoires de découvertes. Cela arrive souvent, sur tous les marchés du monde. L’année dernière encore, aux Puces, un particulier a déniché un petit Renoir qui faisait partie du catalogue raisonné. Il suffit de feuilleter les catalogues raisonnés, toutes les photos en noir et blanc indiquent que l’œuvre n’est pas localisée, que le tableau est égaré, quelque part dans la nature.

Moi-même, j’avais déjà acheté un Von Halt une après-midi à Plainpalais, une aquarelle exposée sur un stand, que personne n’avait remarqué. Je l’avais payée 200 euros, revendue quelques heures plus tard 15 000 euros. J’ai eu

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la chance, il y a quelques années, de dénicher des dessins anciens récupérés au fond d’un garage juste avant qu’ils ne partent à la poubelle. Des chefs-d’œuvre du XVIIIe siècle qui allaient être jetés.

Ma technique à moi, c’est de distribuer des prospectus dans les boîtes aux lettres : « Débarrasse caves, greniers, appartements, etc. gratuitement ». C’est ainsi que j’ai fait mes plus belles adresses, des découvertes inespérées dans des domaines pointus comme celui du dessin ancien ou de la petite archéologie, des objets que seuls les initiés ou les amateurs éclairés reconnaissent. C’est davantage mon créneau, ma spécialité. Tous les grands marchands veulent être les premiers à entrer chez les particuliers, voir d’où vient la marchandise. On peut acquérir des choses fabuleuses. À l’inverse, je connais des marchands qui, pour ne pas s’être rendus à l’exposition avant la vente aux enchères, ont acheté à prix d’or de simples photos encadrées, croyant qu’il s’agissait d’originaux. Dans une vente aux enchères, on est seul avec sa décision. On lève la main, on doit être sûr de soi. Si, en sortant, on comprend qu’on s’est fourvoyé, c’est trop tard, on ne peut plus revenir en arrière.

Ce tableau, lui, est tombé sur moi et non le contraire.

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La première fois que je l’ai vu, effectivement, j’ai pensé qu’il pouvait s’agir d’un petit maître genevois aux alentours de 1900 parce qu’aux alentours de 1900, on a cherché à imiter Manet. Mais ce tableau aurait pu être achevé hier tant il est moderne. Manet est très moderne. En tant qu’historien de l’art, je sais ce qu’est Manet : une montagne, un monument. Je sais ce qu’il représente. Même si ce n’est pas ma période favorite, je connais très bien les impressionnistes pour les avoir beaucoup vus. Je les ai « fréquentés » tout au long de ma vie dans les musées, j’en ai restauré certains.

D’avoir exercé la peinture, d’avoir eu ce contact avec la matière, cette connaissance de la technique, m’a permis de comprendre ce que bien d’autres marchands ne comprennent pas. Quand j’ai un tableau sous les yeux, je ne me contente pas de le regarder, je le connais mieux que personne. Je le connais parce que je m’en suis occupé, je l’ai restauré, repeint. Je vois le travail de l’artiste et celui du restaurateur, avant de lire la composition. Je peux dire précisément comment il a été fait, comme un cuisinier sait retrouver dans un mets tous les ingrédients qui le composent.

***

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Enthousiasmés par notre découverte, nous contactons la maison Sotheby’s à Genève. Nous y rencontrons la directrice, Mme Lang, spécialiste de l’impressionnisme, à qui nous soumettons le tableau. Elle nous reçoit avec gentillesse, écoute patiemment notre histoire avant de donner son avis.

– Effectivement, on pourrait l’attribuer à un impressionniste, conclut-elle. Le travail ressemble à celui de Manet, il pourrait bien s’agir d’une de ses études. Que comptez-vous en faire ?

– Eh bien, le vendre. On ne va pas le garder chez nous.

– Si vous voulez le vendre à sa juste valeur, vous devez obtenir un certificat d’authenticité.

– Par qui ?

– Par M. Daniel Wildenstein, à Paris. Prenez rendez-vous avec lui. Sans certificat, personne ne vous l’achètera, elle est invendable.

Nous repartons, le tableau sous le bras.

– Allons tout de même voir Christie’s, suggère Aïcha.

Christie’s est la deuxième grande maison de vente possédant une succursale à Genève. À nouveau, nous racontons notre histoire. « Déposez une photo de votre tableau, nous dit-on. Elle sera envoyée en Angleterre, à la maison-mère ».

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Une semaine plus tard, la maison Christie’s appelle de Londres. Au bout du fil, une voix de femme pour le moins enthousiaste.

– Bonjour, Madame de X à l’appareil. J’ai reçu la photo de votre tableau. Il est magnifique, c’est une découverte extraordinaire ! Vous allez entendre parler de moi. Avez-vous le certificat ?

– Non, pas encore.

– Vous devez le demander. Le plus vite possible.

– À M. Wildenstein, c’est ça ?

– C’est ça, oui. Seul l’Institut Wildenstein est habilité à certifier l’authenticité d’une œuvre de Manet.

– Sinon ?

– Sinon toute vente aux enchères est impossible, Monsieur.

– Bien.

– Et surtout, dès que vous l’avez obtenu, recontactez-moi. C’est une découverte fabuleuse !

Sans plus attendre, j’obtempère. Muni d’un petit appareil instantané, je prends de très mauvaises photos couleurs ainsi que ma plus belle plume pour écrire à ce M. Wildenstein que je ne connais pas. Je n’ai, jusqu’à présent, que vaguement entendu parler de lui et pour cause : je n’ai jamais eu, en ma possession, de tableau suffisamment important. J’achète rarement

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pour mon compte, je sers plutôt de « rabatteur » pour de grosses galeries ou de grands marchands. Je m’imagine Daniel Wildenstein comme une caricature de l’expert parisien : blanquette de veau au déjeuner, sieste l’après-midi sur le bureau. Le plus innocemment du monde, je lui relate mon aventure.

Aurait-il l’extrême gentillesse de bien vouloir venir à Genève pour y examiner la toile ? Je lui suggère de couvrir ses frais, de le loger au Richmond, un palace, de l’inviter au restaurant, de le dédommager si la réponse est négative ou de l’intéresser à l’affaire si le tableau est bon. À cette lettre, je joins mes photos, l’assurance de mes meilleurs sentiments et envoie le tout au Wildenstein Institute, 57 rue de la Boétie, Paris VIIIe. J’ignore encore que Daniel Wildenstein est le plus grand marchand de tableaux et collectionneur du monde, d’une renommée internationale, expert et éditeur des catalogues raisonnés de Odilon Redon, Boucher, Manet, Monet, David, Gauguin, Caillebotte, Pissarro, Ingres, Chardin, Courbet, Modigliani, etc. Qu’il est le seul, en effet, à attribuer officiellement des œuvres de Manet, le seul habilité à authentifier cette œuvre non signée. Je lis nombre d’articles les concernant.

Les Wildenstein, famille d'origine juive ashkénaze installée en France au XVIIIe siècle,

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ne sont au départ que de simples colporteurs. C’est Nathan qui, après avoir fui l'Alsace occupée en 1870 par l'Allemagne, devient le premier marchand de la dynastie. Après avoir commencé comme chiffonnier, il s'intéresse aux tableaux du XVIIIe siècle, notamment aux œuvres de Watteau, Fragonard ou Boucher.

Nathan meurt en 1934 en léguant une fortune colossale à son fils Georges, lequel se passionne pour les Impressionnistes et l'art moderne tout en collectionnant les œuvres et les objets d'art du XVIIIe siècle. Après sa mort en 1963, Daniel, né le 11 septembre 1917, lui succède et développe l'affaire familiale avec un sens aigu des affaires.

Marchand avisé, il crée l'Institut Wildenstein pour réaliser des catalogues raisonnés qui lui procurent une autorité de poids sur de nombreux artistes. Doté d'un œil et d'un flair extraordinaires, il sait repérer et « sentir » un chef-d’œuvre et les amateurs venus le consulter tremblent dans l'attente de son verdict. Si l'authenticité d'une œuvre qui lui est soumise lui saute aux yeux, il ne manque pas de faire une offre pour l'acheter mais celui qui la refuse s'expose dès lors à ce qu'elle ne reste qu'un pastiche.

Georges établit la toute-puissance de la dynastie. Il est d'ailleurs accusé ouvertement par André Malraux, alors ministre de la Culture,

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d'avoir corrompu des fonctionnaires pour vendre hors de France La Bonne Aventure de Georges de La Tour. Daniel, lui, ne fait que perpétuer cette soif inextinguible des Wildenstein pour tout ce qui est beau et rare.

Daniel Wildenstein, qui est ainsi à la tête d'une extraordinaire collection d'œuvres du XVIIIe siècle et de tableaux impressionnistes et modernes, possède également l'une des plus belles écuries de chevaux de course.

Anxieusement, j’attends le verdict de l’Institut Wildenstein. Chaque jour, je guette le courrier. Pas longtemps. La réponse arrive, cinq jours plus tard.

Paris, le 26 mai 1997
Monsieur,
Je vous remercie de votre lettre du 21mai.

Malheureusement, la peinture dont vous m’envoyez des photographies n’est pas, à mon avis, une œuvre d’Édouard Manet. Elle me semble être d’un peintre postérieur, autour de 1900, et ne manque pas de qualités.

Veuillez agréer, Monsieur, l’expression de mes sentiments distingués.

Daniel Wildenstein

La déception laisse place au doute. Je ne comprends pas bien ce qu’il veut dire. Cette lettre me paraît bizarre. Loin de me faire baisser

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les bras, elle m’encourage davantage à poursuivre ma requête et me conforte dans ma théorie. Ce n’est pas un non assez ferme, assez net. En me donnant ce genre de réponse, Daniel Wildenstein me donne le sentiment que ce n’est ni un faux ni une copie. « L’expertise » en effet, me semble un peu hâtive et non argumentée. Il ne demande même pas à voir la toile de près. C’est comme si un médecin annonçait à l’un de ses patients qu’il est atteint d’une maladie incurable, sans lui préciser laquelle. Il me laisse entendre que c’est une toile de qualité, qu’elle a de la valeur sans pourtant me dire de qui elle est. S’il s’agit d’un petit maître du XIXe qui possède une bonne technique, il est facile de l’identifier car pour parvenir à ce degré de qualité, il faut avoir beaucoup peint et lorsqu’on a peint beaucoup, on peint toujours de la même manière. La peinture est un langage, une écriture; on reconnaît la main, le style, on peut identifier l’auteur, le sujet.

Là, Daniel Wildenstein ne me fournit aucune indication. Sa réponse n’est pas claire. Il mentionne un peintre postérieur à Manet, autour de 1900, mais à cette époque, le collier de chien n’est plus à la mode et en 1900, on ne peint plus de cette façon. Je n’abandonne pas mon idée. J’en parle autour de moi, à des marchands que je connais. À chaque fois que je

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prononce le nom de Wildenstein, ils me mettent en garde.

– Méfie-toi,cesontdesescrocs.
– Ilsontunemauvaiseréputation.
– Tun’aspaspeurdetefairedescendre?
– Fais gaffe, ils sont capables de kidnapper

ta femme ou ta fille pour récupérer le tableau et de le détruire simplement pour éviter les histoires.

– Tu sais, avec ces gens-là, il faut s’attendre à tout, ce sont tous les mêmes, si tu n’es pas juif... Ou franc-maçon...

– Wildenstein est en procès avec tout le monde, il n’a pas quitté son bureau depuis trente ans tellement il a peur, c’est le Howard Hughes français. Pour le déjeuner, il se fait glisser des pizzas sous la porte de son bureau.

– Si tu lui confies ton tableau, tu es sûr de ne jamais le revoir. J’en ai laissé deux à la fondation il y a des années et je n’ai jamais pu les récupérer. Ils les ont soi-disant égarés... En fait, ils attendent que je meure.

La mafia, le complot international des experts, les juifs... toujours les mêmes insanités sur fond d’antisémitisme primaire, les W ont su catalyser toutes les jalousies et les rancœurs du marché de l’art.

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Un Manet si bien caché

D’autres histoires m'inquiètent un peu, ce sont les articles effrayants qui paraissent sur les Wildenstein dans la presse !

En 1997, les Wildenstein ont été accusés d’avoir détourné une partie de l’héritage Rouart : dix-sept œuvres majeures de l’impressionnisme qui avaient disparu lors du partage des biens d’Annie Rouart, œuvres retrouvées dans le coffre de François Daulte, un homme de paille des Wildenstein, à Genève.

Les héritiers du collectionneur Kahn qui a fini ses jours dans les camps de la mort, ont, quant à eux, réclamé des manuscrits que les nazis avaient volés à leur grand-père et que les Wildenstein avaient mis en vente aux enchères. Une entreprise tentaculaire qui, depuis quelques années, se trouve mêlée à de sales affaires.

Féliciano, dans son livre Le musée disparu, a mis en lumière les rapports ambigus de la famille soupçonnée d’avoir collaboré pendant la guerre – par le biais de leur agent – avec l’occupant nazi.

L’Institut Wildenstein à Paris a été traîné deux fois devant les tribunaux pour avoir refusé d’inclure des œuvres dans les catalogues raisonnés publiés sous leur autorité. Les cas incluaient des travaux de Modigliani et de l’artiste hollandais Kees Van Dongen.

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Jules Petroz

En attendant, je ne peux me tourner vers quelqu’un d’autre. C’est chasse gardée. Daniel Wildenstein est une sorte de fantôme ; je ne l’ai pas vu, je n’ai pas pu le rencontrer.

Je me décide à appeler la Fondation qui me met en contact avec une dame experte pour Van Dongen. Quel rapport ? Je ne vois pas ; elle non plus.

Intrigué par cette histoire et la tournure qu’elle prend, un ami journaliste, Bernard Genier qui présente le journal sur la Télévision Suisse Romande, appelle à son tour la Fondation et demande des éclaircissements. L’Institut Wildenstein répond qu’il vaudrait mieux que nous réécrivions. Sous un autre nom.

– Le mieux est encore d’y aller, suggère Aïcha.

– Pourquoi pas...
Nous faisons le voyage jusqu’à Paris. Rue de

la Boétie. Les quartiers chics, le luxe qui saute aux yeux. Numéro 57.

Un mur d’acier protège le petit hôtel particulier des attentats. Nous sonnons. Un gardien nous ouvre, nous introduit dans un salon Louis XV, orné de miroirs, d’épais tapis.

– C’estpourquoi?

– Nous sommes Aïcha et Jules Petroz. Nous venons de Genève. C’est au sujet d’un tableau, d’un portrait que nous attribuons à Manet.

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Un Manet si bien caché

Nous avons déjà envoyé une photo à M. Wildenstein.

– Une minute, je vais voir.

Le gardien s’éclipse. Quelques minutes plus tard, il réapparaît.

– Vousavezletableauavecvous?
– Non,ilestrestéàGenève.
À nouveau, il s’absente. À nouveau, il

réapparaît.
– Revenez quand vous aurez le tableau, dit-il

avant de nous reconduire vers la sortie. Impossible donc d’avoir un entretien avec Daniel Wildenstein. Impossible de savoir pourquoi notre tableau n’est, à son avis, pas une

œuvre d’Édouard Manet.

L’expert étant inaccessible, nous décidons de médiatiser l’affaire, de faire connaître notre acquisition. Nous décidons d’ignorer la voie des experts qui, seuls dans ce métier, ont le droit de décider de l’authenticité d’une œuvre et d’annoncer une découverte. Nous nous passerons d’eux. De toute façon, nous sommes à peu près sûrs de ne parvenir à rien par la voie officielle ; nous ne sommes pas assez importants et notre avis n’a aucun poids. Il faut faire connaître cette œuvre d’une manière ou d’une autre. De cette façon seulement, nous pourrons la faire admettre.

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Jules Petroz

Nous contactons la presse locale : La Tribune de Genève, Le Matin. Je leur raconte mon histoire, mon échec auprès de l’expert. Je leur explique que j’ai envie de montrer cette œuvre aux gens, de la rendre publique. Le quotidien Le Matin nous accueille chaleureusement, nous écoute et nous accorde sa confiance en publiant un premier article. Il lance un appel en vue d’une authentification. Sur la première page du journal du 2 novembre 1997, on peut lire cet article, signé Pascale Bieri.

« Chef-d’œuvre à Plainpalais ?

Le portrait de cette belle rouquine aux seins nus vient d’être acheté aux Puces de Plainpalais. Qui est-elle ? Deux Genevois s’interrogent. Car cette jeune femme pourrait valoir des dizaines de millions. Et l’huile, qu’ils ont payée 15 F, est peut-être un Manet, une esquisse non répertoriée du grand maître de l’impressionnisme. » L’article continue sur une page.

Aucune réaction, même négative. C’est à croire que les revues d’art ne publient plus que des courbes et des graphiques comparatifs sur l’état du marché de l’art et les incidences des valeurs boursières sur la peinture. « Aujourd’hui à Wall Street, le centimètre carré de Renoir a encore battu des records avec une hausse de 2,3 % par rapport à sa cote d’hier, quant à

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Un Manet si bien caché

Boudin, il était à la clôture en perte de 1,4 %. Cette après-midi à l’hôtel Drouot, le kilo de commode Louis XV s’échange encore à 1 040,50 euros, mais tout peut encore changer... »

Un article, deux articles... La presse locale en fait ses choux gras : « Un vrai Manet sorti des Puces ? » On s’interroge, mais aussi on affirme : « Cette huile de très belle facture représente un modèle familier de Manet... »

Nous contactons en France le Journal des Arts. Tout d’abord intéressés, les journalistes nous demandent d’envoyer une photo pour la publier avec l’article, si possible un ektachrome. Nous leur en adressons un, payé de notre poche. Les semaines passent. Rien ne paraît. Lorsque je rappelle le journal pour récupérer l’ektachrome et que je parviens enfin à parler au directeur, celui-ci m’avoue tout simplement qu’il l’a égaré.

Les autres revues d’art auxquelles nous nous adressons ne manifestent guère plus d’enthousiasme. Nous comprenons jour après jour, de plus en plus clairement, qu’il n’y a qu’un expert au monde. C’est le marchand d’art le plus riche de la planète (et peut-être le plus contesté pour ses méthodes) : Daniel Wildenstein en personne. Il possède une telle influence dans le monde de l’art et de la presse qu’il serait politiquement incorrect de nous passer de son aval.

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Jules Petroz

Genève n’est sur un plan artistique qu’une petite ville de province.

Nous voulons faire connaître cette toile hors de ses frontières afin de lancer un vrai débat dans le monde de l’art.

En décembre 1998, nous créons un site Internet, www.petroz.com, pour y exposer le tableau. Afin d’y attirer le plus de monde possible, je dépose lelouvre.com. Ainsi, tous ceux qui tapent cette adresse tombent directement sur mon site et sur la photo du tableau. Un beau jour, les avocats du Louvre me contactent. Ils veulent récupérer lelouvre.com. En échange, ils me proposent 10000francs. Ce genre de transaction ne m’intéresse pas. « J’aime beaucoup le Louvre, leur dis-je, c’est mon musée préféré. Je n’ai jamais eu l’intention de vous réclamer de l’argent, je vous en fais cadeau. En revanche, je vous demande une chose, une faveur : deux cartes à vie pour entrer au musée, deux laissez- passer pour ma femme et moi ». Accordé. Avec Aïcha, on nous appelle désormais : « Les amoureux du Louvre ». Nous avons ce privilège d’être au Louvre des invités permanents. L’astuce fonctionne bien. Je dépose ensuite : petitpalais.com pour racoler d’autres spectateurs et les entraîner dans mon histoire. J’attends la réaction des avocats du Petit Palais. Le jour où

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Un Manet si bien caché

ils m’appelleront, je leur dirai : « Il n’y a pas de problème, je vous donne l’adresse mais à une condition : vous glissez mon tableau dans une de vos expositions. C’est tout ce que je vous demande. Que vous m’aidiez. Cette toile, je veux pouvoir l’exposer, je veux que les gens puissent venir la voir ».

L’affaire reste au point mort. En désespoir de cause, réalisant que nous n’obtiendrons rien de la presse ni des experts, nous décidons de mettre l’œuvre en vente aux enchères. C’est aussi l’occasion pour nous de l’exposer au public pour la première fois. Deux huissiers judiciaires, Mes Jean Christin et Claude Naville, ont la gentillesse et nous font l’honneur de mettre sa photo en couverture de leur catalogue, lequel décrit l’esquisse comme « étant attribuée à Manet ». Nous annonçons la vente à nos frais dans la gazette de l’hôtel Drouot et le New York Times. Notre initiative ne suscite guère de curiosité dans le monde de l’art. Aucun écho dans la presse internationale, pas une ligne en France. La Télévision Suisse Romande elle, se déplace, filme le tableau, retransmet la vente au journal de vingt heures. De nouveaux articles paraissent dans la presse locale, l’exposition connaît un véritable micro-succès et ne désemplit pas pendant trois jours. Des gens viennent du monde entier pour

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Jules Petroz

voir et photographier la toile. On la couvre d’éloges et nous, de félicitations. Debout près du portrait, je capte au passage les commentaires et les critiques, j’observe les réactions.

Bien entendu, le tableau ne trouve pas preneur. Seul un idiot, croyant amuser la galerie, fait une offre de 15francs, qui ne fait rire personne. Je repère, dans le public, quelques acheteurs potentiels. Ils paraissent intéressés mais hésitent, je le vois bien, à lever la main. Après la vente, je vais les trouver un par un.

– Pourquoi n’avez-vous pas misé ?
Toujours la même réponse :
– Le tableau est superbe, mais il n’a pas de

certificat.
Retour à la case départ.
La télévision m’interviewe une dernière fois :

« Alors, pas trop déçu ? » Déçu ? Non, bien au contraire. Cette première expérience nous a permis de sortir ce chef-d'œuvre de sa sépulture et de le montrer enfin au grand jour. Plus que jamais, Aïcha et moi sommes déterminés à poursuivre notre modeste enquête.

Les avis que nous recueillons ici et là sur le tableau auprès des grands marchands demeurent tous officieux, peut-être du fait de la très grande pression que semble exercer la

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Un Manet si bien caché

Fondation Wildenstein dans le monde de l’art. C’est du moins ce que je ressens au cours de mes infructueuses démarches. Je pense, entre autres, à ce M.Jean-Luc Baroni de la très célèbre et très respectable galerie d’art londonienne Baroni LTD, que nous rencontrons à la Biennale de Paris. Nous lui soumettons une photo du tableau.

– Alors,qu’enpensez-vous?

  1. Baroni hoche la tête, approuve en silence puis donne son avis qu’il étaye brièvement. La toile est bonne, bien sûr, voilà ce qu’il pense. Seulement...

– Je serais vous, j’éviterais de la déposer à la Fondation, finit-il par lâcher.

– Pour quelles raisons ?
– Je vous le déconseille vivement.
Et de nous avouer :
– Jesuisenprocèscontreelle.
En touchant à Manet, on touche au domaine

privé. La Fondation étant experte pour plusieurs dizaines de peintres, se la mettre à dos reviendrait à se priver de toutes les ressources qu’elle peut offrir.

Pas question de lâcher prise pour autant. Motivé – bien plus qu’abattu – par ces difficultés successives, j’envoie le jour même une photo au Metropolitan Museum de New York. Quelques jours plus tard, j’ai New York

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Jules Petroz

en ligne. Un certain monsieur Kaufman au bout du fil.

– On va vous contacter d’ici peu, nous dit-il. Le Musée est disposé à vous acheter la toile. Quel est votre prix? Vous devrez nous l’indiquer quand notre décision sera prise.

Nous l’attendons toujours...

Toutes les opportunités sont bonnes. Nous saisissons toutes les chances, frappons à toutes les portes, comme celles de l’hôtel Richmond où Christie’s expose des toiles impressionnistes pour une future vente à Londres. Nous profitons de l’occasion pour soumettre, une fois de plus, notre acquisition à un expert en la matière. Durant de longues minutes, M. Seydoux ne détache pas son regard de la belle inconnue. Il la contemple, la détaille, paraît troublé. Je lui expose mes arguments : le style, les couleurs... ne sont-ils pas spécifiques à Manet ?

– Oui, admet-il, en effet, ces cheveux qui se fondent au glacis du fond; c’est vrai, c’est comme dans l’Olympia. Mais, se ravise-t-il aussitôt, je ne peux pas vous dire que c’en est un. Si c’était un Manet, il daterait des années 1860 et il s’agirait plutôt d’un portrait de Victorine Meurent, son premier modèle.

Pourquoi ? Là encore, les explications restent floues, les réponses évasives. C’est à devenir

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Un Manet si bien caché

fou. M. Seydoux nous répète qu’il ne peut pas nous dire s’il s’agit d’un Manet, mais se trouve dans l’incapacité de démontrer que ça n’en est pas un.

– Il s’agit peut-être d’une copie, enchaîne-t-il, de la copie d’un Manet par Lovis Corinth. Vous devriez contacter un expert de Corinth. Lui saura vous éclairer.

Personnellement, je ne vois aucun rapport avec la technique de Corinth et puis cher Monsieur, ai-je envie de lui rétorquer, s’il s’agissait d’une copie d’un Manet par Lovis Corinth, encore eut-il fallu qu’il puisse en connaître l’existence !

J’apprends quelques jours plus tard que M. Seydoux dépend, lui aussi, de la Fondation Wildenstein. Ceci expliquant cela...

Nous nous rendons ensuite, Aïcha et moi, à l’université de Genève pour y rencontrer le professeur Vaisse qui enseigne l’impressionnisme. Devant le tableau, il n’hésite pas longtemps. D’après lui, il s’agit bel et bien d’une œuvre du Maître, le grand Édouard Manet.

– Cette huile date certainement d’avant 1900, dit-il. Vous voyez le collier de chien, là, et la boule d’or ? Ces accessoires n’ont été en vogue que quelques années à Paris ; la mode est vite passée. Après 1880, c’était fini, on n’en voyait

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plus. C’est une œuvre qui aurait très bien pu être cachée du temps de Manet.

Alors, pourquoi cette réticence de la part de l’expert? Eh bien peut-être sait-il justement qu’il s’agit d’un Manet et qu’il veut l’acheter pour lui (le dernier s’est vendu 26 000 000 de dollars). C’est peut-être pour cette raison que Daniel Wildenstein voulait le voir avant de l’acheter, l’avoir dans les mains, le toucher... Peut-être l’histoire, le parcours de ce tableau se sont-ils transmis oralement jusqu’à lui parvenir. Manet avait un fils (en réalité, le fils de sa femme, Suzanne). Il a vécu longtemps. Peut- être a-t-il connu Georges Wildenstein, le père de Daniel ; peut-être lui a-t-il parlé. Peut-être, dans les archives de Manet y a-t-il une lettre, un billet indiquant que cette étude est de lui. Peut- être y a-t-il une trace quelque part...

Qui sait ? Qui sait ?

Dans la foulée, nous nous rendons à la galerie Varenne. Daniel Varenne est l’un des plus gros marchands d’art contemporain du monde. Ma mère avait autrefois travaillé pour la sienne. J’ai l’espoir qu’il puisse nous guider dans nos démarches, nous renseigner sur la manière dont nous devons nous y prendre pour connaître enfin l’origine de cette œuvre et percer son mystère. Nous avons apporté la

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Un Manet si bien caché

photo avec nous. Daniel Varenne nous invite à nous asseoir. D’office, il nous éconduit :

– Désolé, les enfants, je ne fais pas l’impressionnisme, moi c’est plutôt l’art contemporain, mais je vous prépare un petit café en attendant, nous allons en parler.

On boit le café, on discute. Destin ou coïncidence, on sonne, la porte s’ouvre.

– Eh, mais ça tombe bien ! s’écrie Daniel Varenne en se levant. Voici l’homme de la situation !

– Je vous présente Maître Kohn, dit Varenne en se tournant vers nous, le meilleur commissaire-priseur de Bourg-en-Bresse. Tu tombes à pic, tu vas pouvoir nous aider.

Varenne s’empare de la photo posée sur la table, la tend à Maître Kohn.

– Tiens,quepenses-tudeça?

– Ah, Manet ! s’exclame aussitôt Maître Kohn. J’ai fait tout mon travail de mémoire sur Manet quand j’étais étudiant.

Il examine la photo, se lance dans une longue tirade, une savante expertise: les noirs si typiques, la touche, le sujet... Aïcha et moi l’écoutons sans mot dire, totalement abasourdis.

– Eh bien vois-tu mon vieux, l’interrompt Varenne, ces deux petits rigolos l’ont trouvé sous un pastel aux Puces de Plainpalais. Ils l’ont acheté pour quinze francs !

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Kohn blêmit, il se décompose. Il nous regarde, regarde la photo, la repose sur la table, nous tourne le dos et se tait. Il ne nous adresse plus la parole. Pourquoi cette attitude, ce comportement si étrange ? Notre présence n’étant plus indispensable, nous nous retirons, Aïcha et moi, sur la pointe des pieds. Kohn nous ignore, il ne nous dit pas même au revoir. Crainte ? Jalousie ? Que penser de sa froideur soudaine et comment l’expliquer ?

Décidément, dis-je à Aïcha, ce tableau n’a pas fini de nous surprendre.

Le tableau patiente dans son coffre de banque, à Genève ; la belle inconnue se rendort comme une princesse dans l’attente d’un sortilège. Un beau matin, Bailly appelle. Charles Bailly est un galeriste parisien réputé avec lequel il m’arrive de travailler. Je lui avais vendu récemment 5 000 francs un tableau que j’avais acheté 5 francs : un morceau de carton cassé en deux que j’avais recollé. Il y avait une signature. J’en avais envoyé une photo à Bailly qui est un bon client pour ce genre de petites choses. Il s’agissait en fait d’une huile de József Rippl- Rónai, un symboliste roumain qui a fréquenté Matisse, exposé au musée d’Orsay.

Il me fixe rendez-vous au restaurant de l’aéroport de Genève, en me priant d’apporter le tableau.

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Bailly profite de ses escales pour traiter ses affaires. Entre deux avions, il convoque les marchands, négocie, achète, repart. Il peut s’arrêter dans trois villes différentes au cours d’une même journée. Il mène un rythme infernal.

Je me rends à l’heure dite à l’endroit prévu. Les mains vides. Je n’ai pas eu le temps de passer à la banque. Bailly est déjà là. Il m’attend, attablé devant un café. Je m’assois face à lui.

– Tu n’as pas apporté la toile ?

– Non, tu m’as prévenu trop tard. Qu’est-ce que tu voulais me dire ?

– Eh bien tu sais, ton tableau... Ce n’est pas un Manet. Je sais qui en est l’auteur. Il vaut environ 3000000 de francs (450000euros). Alors voilà ce que je te propose. Tu me le donnes, je le garde environ six semaines pour expertise et si ça marche, on partage l’argent.

– Moitié-moitié ?
– C’est ça, oui.
Je ne m’attendais pas à ça, surtout venant de

lui. Sa proposition me paraît bizarre, elle cache quelque chose. À quel expert veut-il le confier ? Qui veut l’acheter ? Pourquoi s’intéresse-t-il soudain à cette toile? Est-ce depuis que Wildenstein l’a vue ? Autant de questions qui se bousculent dans ma tête.

– De qui est ce tableau ?
– Je ne peux rien te dire pour l’instant.

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Jules Petroz

– Pourquoi ?

– Écoute, tout ce que je peux te dire, c’est que je sais de qui il est et que je te propose de faire cinquante/cinquante.

– Méfiance.

– Je ne peux pas te confier le tableau si tu refuses de me révéler le nom.

– Il n’est pas de la main de Manet. C’est un peintre italien. 50/50, insiste-t-il. C’est à prendre ou à laisser.

Je ne suis ni dupe ni naïf. Je connais l’univers impitoyable de l’art et comment il fonctionne. Bailly ne peut pas acheter le tableau pour lui sinon il le ferait, il est le plus gros marchand de France. Il est malgré tout un bon ami, j’ai du respect pour lui, il a toujours été très correct avec moi. Je sens qu’il meurt d’envie de m’en dire plus mais qu’il ne peut pas.

Bailly avale une gorgée de café, il attend ma réponse. Mes pensées s’enchaînent à toute allure. Si Bailly n’achète pas le tableau, c’est qu’il ne pourra pas obtenir de certificat. Il n’a pas pour habitude de procéder ainsi, il travaille avec son argent. Ce qui signifie que ce n’est pas lui qui va acheter le tableau ; il doit l’apporter à quelqu’un. Bailly achète une moyenne de trente tableaux par jour, il est partout, dans toutes les salles de vente aux enchères du monde, il a de l’argent. Beaucoup. Si une œuvre lui plaît, il la paye tout de suite. On lui annonce cent mille, il

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prend à cinquante, les pose sur la table et part avec la toile. Mais il la laisse s’il n’est pas certain d’obtenir un certificat. Là, Bailly ne me donne rien. C’est la première fois de sa vie qu’il n’achète pas un tableau qui lui plaît, qu’il ne peut pas. Pour quelles raisons ?

– Alors ? me presse-t-il.

Et soudain, je comprends tout. Tout m’apparaît simple, limpide, tout se recoupe et coïncide. Comment n’y avais-je pas songé plus tôt ? L’expert, c’est Daniel Wildenstein et Wildenstein veut la toile pour lui. Peut-être que lorsqu’il a reçu ma lettre, il a téléphoné à Bailly.

– Tu le connais ce Petroz, à Genève ?

– Bien sûr que je le connais, c’est un ami, il me fournit assez régulièrement.

Wildenstein a préparé le terrain avec sa lettre et Bailly m’a appelé. Une œuvre de qualité, postérieure à Manet, autour de 1900... Il m’a répété exactement ce que m’a écrit Wildenstein...

– Je laisse, dis-je à Bailly.

Nous nous séparons. Bailly s’envole pour Zurich. Je quitte l’aéroport sur une mauvaise impression, un sentiment curieux. Le sentiment d’être au cœur d’un enjeu de taille.

Qui n’échappe à personne.

Après l’entrevue avec Bailly, je comprends à quel point mon tableau est important. On ne

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vient pas offrir une somme pareille pour une toile sans valeur, ça ne s’est jamais vu. Ce rendez-vous ne fait que me conforter davantage dans mon idée. Je me dis : « Ne lâche pas. C’est le meilleur tableau que tu aies jamais eu de ta vie. Quelque chose d’exceptionnel. »

À des gens comme Bailly, je dégotte de la marchandise tous les mois pour qu’ils puissent briller en société, diriger des galeries prestigieuses. Moi, en général, je revends très vite tout ce que j’acquiers pour pouvoir gagner ma vie, réaliser un petit bénéfice. Je ne me plains pas. Je vis bien de mon métier. Je sers de rabatteur, d’intermédiaire. Je laisse les autres s’enrichir sur ce que je découvre et cela me convient. Quand j’achète un dessin à 1 000 euros, que je le revends 3 000, il est tout à fait légitime que mon acheteur le revende à son tour 10 000 ou 15 000 euros. Il tient une galerie, il a des frais, des employés, il faut qu’il s’y retrouve. Moi, je serais incapable d’en retirer ce prix-là. En ce qui concerne cette œuvre, c’est tout à fait différent. Pour un petit marchand comme moi, le meilleur moyen de se protéger dans un cas semblable, c’est de faire connaître son acquisition. Dans notre métier, il y a un dicton qui circule : « À trop montrer son bien avant de le vendre, on finit par le griller. » Autrement dit, on supprime l’effet de surprise. Mais ce dicton vaut pour les œuvres médiocres,

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de décembre-janvier

2000-2001, édition

Un Manet si bien caché

il ne s’applique pas à cette toile magistrale. C’est même le contraire. Plus je vais la montrer, plus les gens vont la connaître, plus ils vont l’aimer et plus elle va susciter des surprises.

L’expert a besoin de Manet. Manet, en revanche, n’a pas besoin de l’expert. Si l’on accroche cette toile demain dans n’importe quel musée de Paris, il y aura la queue pour venir la voir, l’admirer. Parce qu’elle est comme une bombe. Une bombe qu’on aurait placée dans un endroit précis, dont on aurait réglé la « minuterie » sur cent ans. Cette toile, je l’ai trouvée avec Aïcha, nous lui avons retiré son écorce de papier, on sait d’où elle vient. C’est comme si l’on avait jeté une bouteille sur la mer du temps et qu’elle échoue cent ans plus tard entre nos mains. Un message que nous avons reçu, capté.

Imaginez que vous êtes un impresario, passant devant les fenêtres ouvertes d’un restaurant. Vous entendez le cuisinier qui chante et cet homme possède une voix magnifique, celle d’un ténor, d’un nouveau Caruso. Eh bien, il en va de même pour ce tableau. Je sais que c’est le tableau du siècle.

Nous tentons une dernière fois d’intéresser un journaliste du Journal des Arts à notre découverte. L’un d’eux publie dans le numéro

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Jules Petroz

française, l’article suivant (un quart de page avec photo) :

MANET DÉCOUVERT

« Nous faisons connaître au public français une huile sur toile mesurant 55,5 x 46 cm, découverte sous un autre portrait en mai 1997, au marché aux puces de Genève.

Le sujet, sa disposition dans l’espace, les boules d’or, le pinceau, les dimensions ; le gris-bleu de la robe, typique de Manet, les craquelures, le fond inachevé, le cachet d’un marchand de couleurs voisin de l’atelier de Manet, sont des indications permettant d’attribuer ce tableau au maître de l’impressionnisme Édouard Manet.

Nous comprenons que l’apparition d’une nouvelle œuvre d’Édouard Manet puisse susciter une certaine émotion.

En conséquence, nous tenons l’œuvre à la disposition de quiconque voudra l’étudier.

Prière de faire parvenir vos remarques à l’adresse suivante. »

En retour, rien qu’une lettre anonyme postée du Louvre. Celle d’un jaloux qui nous envoie la photocopie de l’article sur laquelle il écrit que nous ferions mieux d’attribuer notre tableau à Rembrandt, vu qu’il vient de s’en vendre un pour 19 000 000 de livres sterling.

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Été 2001. Deuxième quinzaine d’août. Nous décidons, Aïcha et moi, de flâner dans la ville et faire un peu de shopping. Dans une librairie, rayon beaux-arts, j’en profite pour feuilleter quelques ouvrages sur les impressionnistes. Je suis toujours à l’affût d’une piste, d’un indice. Je parcours plusieurs livres dont un, illustré de nombreuses photos d’époque. Soudain, le choc. L’une d’elles me saute aux yeux. Mes mains deviennent moites, mon pouls s’accélère.

– Regarde, dis-je à Aïcha en lui désignant le cliché d’une jeune femme plantureuse aux cheveux longs, au cou orné d’un ruban noir, qui pose, bras croisés sur sa poitrine.

– C’est elle ! s’exclame aussitôt Aïcha. C’est le portrait !

La ressemblance est frappante, évidente. Sous la photo, une légende : « Portrait de Méry Laurent. »

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Et qui est-elle ? Je te le donne en mille ! dis-je à Aïcha après avoir lu quelques lignes. Elle a été modèle d’Édouard Manet. Mieux encore : sa maîtresse !

C’est incroyable. La vérité est là, sous mes yeux. C’est elle. C’est Méry Laurent. Nous l’avons enfin identifiée.

De retour à Saint-Tropez, nous poursuivons nos investigations. Nous superposons le portait de « Méry Laurent au Carlin », par Manet avec le tableau que nous possédions. Les deux portraits, qui sont de la même taille, se superposent parfaitement.

L’effet est saisissant. Il n’y a plus de doute possible. C’est la même grâce, la même volupté, les mêmes bijoux, la même chevelure abondante. Nous pouvons mettre un nom sur ce visage. Nous savons qui elle est. Reste maintenant à connaître son histoire.

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Je commence alors d’autres recherches. Je sais d’avance que ce sera un travail énorme. Comme il n’existe aucune biographie de cette Méry Laurent, je me mets à lire tout ce qui concerne Manet. Jamais je n’aurais pensé un jour m’intéresser d’aussi près à sa vie, à son époque. En fait, je n’aimais plus trop le dix- neuvième siècle. La peinture de Manet avait été trop galvaudée, utilisée, commercialisée, comme les Quatre Saisons de Vivaldi qu’on entend partout : dans les supermarchés, les ascenseurs, les publicités ou les répondeurs téléphoniques. Cela m’évoquait des œuvres populaires, d’apparente facilité. On croit connaître Manet parce qu’on a vu ses toiles sur toutes sortes de

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Jules Petroz

supports : tee-shirts, serviettes de table, posters, assiettes... Sur des kilomètres de rayonnages : livres, revues, magazines... Tout a été dit, fort bien et depuis longtemps. Les gens parlent de Manet en pensant à Monet, et inversement. Mais ils sont le plus souvent incapables de citer dix artistes contemporains vivants.

Méry Laurent, ainsi que je l’apprends au cours de mes lectures, existe seulement à travers les biographies des artistes qu’elle a fréquentés, et dans la correspondance qu’elle a échangée avec ces derniers. J’ingurgite donc toute la littérature des écrivains de cette époque. Durant des années, Aïcha et moi employons tout notre temps libre – week-ends et vacances comprises – à compulser les archives, à éplucher les documents historiques afin de pouvoir accréditer notre thèse. Nous passons des heures au musée d’Orsay, à la Bibliothèque Nationale, la bibliothèque Doucet. Je me documente, j’écris aux musées du monde entier. J’y laisse de l’argent, beaucoup d’énergie. Inlassablement, je poursuis mon enquête. Je découvre d’autres photos de Méry Laurent, plus proches encore de la toile. Petit à petit, à force d’informations et de pugnacité, je parviens à reconstituer l’histoire de cette demi-mondaine bien connue du tout-paris artistique de la fin du XIXe siècle.

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Petite biographie de l’auteur 8

MÉRY LAURENT

Lorsque j’ai commencé ce travail, il n’existait aucune biographie de Méry Laurent, reléguée au second plan, elle apparaît en filigrane dans les biographies de Mallarmé et d’Édouard Manet.

Méry Laurent ou plutôt Anne-Rose Suzanne Louviot voit le jour à Nancy le 1er mai 1849.

De père inconnu, elle porte le nom de sa mère, lingère au service du maréchal Canrobert, gouverneur de la ville de Nancy.

Très jeune, Anne-Rose montre des penchants pour la musique et le chant, elle apprend le piano, mais bientôt une rumeur circule...

Une vilaine rumeur qui accuse Canrobert.

Celui-ci aurait étendu sur Anne-Rose une protection aux conséquences fâcheuses; la jeune fille alors âgée de quatorze ans serait tombée enceinte. Pour éviter une condamnation, étouffer le scandale, le maréchal Canrobert organise un mariage précipité. Le lendemain de ses quinze ans, Anne-Rose

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épouse un épicier de Nancy, Jean-Claude Laurent, âgé de vingt-sept ans.

Union de courte durée. Anne-Rose ne reste pas longtemps derrière le comptoir. Sept mois plus tard, son mari fait faillite. Sitôt obtenu le jugement de séparation des biens, Anne-Rose quitte époux, épicerie et province et monte à Paris, ce Paris qui est devenu la capitale du monde moderne, innovante et avant-gardiste dans le monde du spectacle et des beaux-arts en général, mais aussi la capitale de la vie amoureuse.

Avec l’Exposition Universelle, c’est le monde entier qui déferle sur Paris, pour y apprendre un nouvel art de vivre enseigné par les comédies d’Offenbach, au Théâtre de la Gaîté ou dans les cabarets Montmartrois...

Elle est confiée aux bons soins de l’Orphelinat des Arts fondé par Marie Laurent, une actrice en vogue, dont elle devient la protégée. Celle-ci s’occupe de son éducation artistique ; la jeune Anne-Rose prend des leçons de chant et de diction, peut-être poussée sur les planches par cette mère adoptive, elle s’affiche dans les milieux du théâtre. En son hommage, elle devient Marie Laurent.

Elle débute au théâtre et s’y fait remarquer.1 1 Cf. Annexes

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«Elle est déjà d’une beauté remarquable: grande, avec une chevelure superbe d’un blond roux, des yeux bleus, un teint clair. Dans un visage un peu lourd, aux traits réguliers, les sourcils haut placés lui donnent une expression étonnée. » Robert de Montesquiou dit qu’elle a un sourire de bébé anciennement primé. En 1872, un ami la recommande au directeur du théâtre de la Gaîté qui lui offre un rôle de figurante dans Le Roi Carotte d’Offenbach.

Elle passe aux Variétés l’année suivante où elle joue Les Braconniers, avant de monter sur la scène du Châtelet dans La Belle Hélène.

Au moment de l’apothéose, on la voit jaillir nue d’une énorme coquille ornée de stalactites d’argent.

Zola s’en inspirera pour écrire toute la première partie de son roman Nana.

«On frappait les trois coups, des ouvreuses s'entêtaient à rendre les vêtements, chargées de pelisses et de paletots, au milieu du monde qui rentrait. La claque applaudit le décor, une grotte du mont Etna, creusée dans une mine d'argent et dont les flancs avaient l'éclat des écus neufs ; au fond, la forge de Vulcain mettait un coucher d'astre. Diane dès la seconde scène, s'entendait avec le Dieu, qui devait feindre un voyage pour laisser la place libre à Vénus et à Mars. Puis. À peine Diane se trouvait-elle seule, que Venus arrivait. Un frisson remua la salle. Nana était nue. Elle était nue avec une

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tranquille audace, certaine de la toute-puissance de sa chair. Une simple gaze l'enveloppait ; ses épaules rondes, sa gorge d'amazone dont les pointes roses se tenaient levées et rigides comme des lances, ses larges hanches qui roulaient dans un balancement voluptueux, ses cuisses de blonde grasse, tout son corps se devinait, se voyait sous le tissu léger, d'une blancheur d'écume. C'était Vénus naissant des flots, n'ayant pour tout voile que ses cheveux. Et, lorsque Nana levait les bras, on apercevait, aux feux de la rampe, les poils d'or de ses aisselles. Il n'y eut pas d'applaudissements. Personne ne riait plus, les faces des hommes, sérieuses, se tendaient avec le nez aminci, la bouche irritée et sans salive. Un vent semblait avoir passé très doux, chargé d'une sourde menace. Tout d'un coup, dans la bonne enfant, la femme se dressait, inquiétante, apportant le coup de folie de son sexe, ouvrant l'inconnu du désir. Nana souriait toujours, mais d'un sourire aigu de mangeuse d'hommes. » 2

Un soir de 1874, Marie reçoit dans sa loge un admirateur aux bras chargés de roses.

C’était un Américain aux yeux gris bleu, coiffé impeccablement, le visage flanqué de favoris et portant une grosse moustache. Homme très élégant, affable et courtois.

2 Cf. Émile Zola, Nana, Classiques de poche, 1997, pages 38-39.

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Grâce à sa position de dentiste et confident auprès de l’Empereur Evans était vite devenu très célèbre, il avait été le dentiste des Cours étrangères, de toute la noblesse, des ambassadeurs, du tout-Paris. On disait de lui pour plaisanter « qu’il couronnait les rois ».

Lors de ses déplacements à l'étranger, le docteur emportait avec lui des missions diplomatiques d'intérêt national.

Il avait été du nombre des amis de Napoléon initiés par le baron Haussmann, aux plans d'urbanisation de la ville, il avait ainsi pu investir dans l'immobilier et en retirer de grands profits.

Le Dr Evans était marié, il habitait une des plus belles demeures de Paris, la villa « Bella Rosa », il était surtout célèbre pour les chevaux fabuleux qu’il élevait faisait courir sur les Champs ou en direction du Bois.

On raconte qu’un jour il avait marqué d’un trait, sur un plan de Paris posé devant le Baron Haussmann une ligne droite, qui partait de sa villa au Bois de Boulogne et qu’il avait baptisé cette avenue « l’Avenue de l’Impératrice »...

C’est chez les Evans que l’impératrice Eugénie s’était réfugiée, lors des émeutes des 1870, et c’est lui qui l’avait accompagné à Deauville et l’aida à s’embarquer pour l’Angleterre.

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Un homme célèbre et immensément riche entrait les bras chargés de roses dans la loge de Méry ce soir-là.

En acceptant sa protection, elle devient sa maîtresse et passe au travers du miroir pour entrer dans le monde de la haute bourgeoisie.

À cette époque, Méry Laurent habite encore au premier étage du 29 rue de Moscou, alors que Mallarmé et sa famille vivent modestement au quatrième étage.

Elle entretient une liaison sérieuse avec François Coppée qui l’appelle « mon gros oiseau », qui lui envoie des billets doux et des poèmes, et c’est dans cet immeuble, peut-être en la croisant dans la cage d’escaliers, qu’au premier regard, Mallarmé tombe fou amoureux d’elle.

Vers 1875 le Dr Evans lui offre un appartement au 52 rue de Rome, à proximité de son cabinet dentaire. Le docteur Evans peut ainsi déjeuner tous les jours avec sa maîtresse, tout en préservant sa réputation.

Afin de préserver la réputation de son illustre protecteur, Marie Laurent dit adieu au théâtre et s’installe avec un luxe de rentière.

«Evans lui remettait 5000francs tous les mois. Un jour, le dentiste devait s’absenter et il

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pria Méry de s’adresser directement à sa trésorerie pour la mensualité dont elle obtint le versement. Mais entre-temps, Evans avait lui- même transmis la somme. Elle eut donc, ce mois-là, 10 000 francs, somme importante pour l’époque, et comme Evans n’avait adressé aucune observation à sa tendre amie, elle continua ce procédé qui mensuellement lui allouait une somme considérable. »

En hommage au léger accent de son protecteur et amant, elle prend le prénom de Méry.

Pendant ce temps, Mallarmé peine avec son salaire d’humble professeur au Collège Condorcet, il rend quotidiennement visite à son ami Manet. Il travaille à la création du symbolisme et échange les résultats de ses découvertes avec le peintre.

Manet lui, invente l’impressionnisme, en juxtaposant les couleurs sur la toile, au lieu de les mélanger sur la palette, mettant ainsi les dernières découvertes de Chintreuil sur le prisme et sur la valeur des couleurs complémentaires, sur la création de couleurs par le voisinage de deux couleurs initiales. Il cherche ainsi à traduire les variations de la lumière et les vibrations qu’elles émettent.

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Est ce lors de l’une de ces rencontres que prend forme l’idée d’une œuvre commune, d’une « correspondance des sensations » ?

Manet a-t-il peint ce portrait pour illustrer un poème que Mallarmé3 vient d’écrire en pensant à Méry ?

«La chair éclatante de lumière, le regard bleu presque liquide, dans un visage de rose thé, les cheveux comme des flammèches qui virevoltent au-dessus de sa tête et se confondent dans une impression fugitive à l’air de l’atelier de la rue d’Amsterdam. »

«Ô si chère de loin, et proche et blanche, si délicieusement toi,

Méry »

« Ses yeux semblables aux pierres rares, son regard, qui sort de chair heureuse, sa chevelure, vol d’une flamme vivante nue, diadème, couronne, or ignition de feu intérieur, astre, gloire, fulguration, rubis-torche ».

« Soie humaine, elle se ploie, avec la grâce des étoffes, autour d’un visage qu’éclaire la nudité sanglante de ses lèvres... ».

« Telle Dieu vous a faite, et telle je vous veux Et rien ne m’éblouit, ni l’or de vos cheveux,
Ni le feu sombre et doux de vos larges prunelles,

3 Les extraits de poésies de Mallarmé sont tirés de Monde Français, no 7, 1947, pp. 331-334., Mallarmé Manet » par Thierry Norbert et Goffin.

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Bien que ma passion ait pris sa source en elles, Comme moi vous devez avoir plus d’un défaut Pourtant c’est vous que j’aime et c’est vous qu’il me

faut.»

Mery fait venir de Nancy une jeune domestique, Elisa Sosset, et meuble son appartement où accourent écrivains, peintres et poètes dont elle devient l’égérie. Elle tient salon tous les jeudis, organise des réunions littéraires, auxquels assiste le Dr Evans, elle mène une vie de courtisane courtisée et se sent l’âme d’une muse.

Elle fréquente Théodore de Banville, Sully Prud’homme, Leconte de Lisle, Barbey d’Aurevilly, Hérédia, Gautier... Tous admirent, fêtent et consacrent celle dont on a coutume de dire qu’« elle parle mieux avec les seins qu’avec les lèvres. »

Méry Laurent entre dans la vie de Manet au printemps 1876.

Le 2 avril, le peintre apprend que ses deux tableaux, Le linge, et le portrait de Marcellin Debboutin, l’Artiste, sont refusés à l’unanimité pour le Salon. Le jury n’en veut pas? Qu’importe ! Manet décide d’exposer ses deux toiles à domicile, dans son atelier. Il lance les invitations et convoque la presse. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre ; le public déferle au 4 rue de Saint-Pétersbourg. Alors que

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l’exposition bat son plein, Méry Laurent entre dans l’atelier de Manet au bras du peintre Alphonse Hirsch. C’est lui qui l’y a amenée. Méry s’arrête devant Le linge. « Mais c’est très bien, ça ! » s’écrie-t-elle. Manet qui écoute, caché derrière le rideau d’une soupente, surgit, ravi, et lui demande : « Mais qui êtes-vous donc, Madame, pour trouver bien ce que tout le monde trouve mal ? »

Se rencontrent-ils vraiment pour la première fois ?

Il est possible que Le Linge ait été inspiré par l’histoire de Méry, elle-même fille de lingère, tout comme il est possible que Manet et Méry se connaissaient avant 1876, et que tout ceci n’ait été qu’une mise en scène pour leur permettre de se voir en toute légalité.

Commence alors une histoire faite de rires et de complicité, de dîners en ville et de promenades au bois.

Manet déclare que les vers de François Coppée sont mauvais, il vante Verlaine et Mallarmé. Et Méry devient l’amie en titre de Manet.

Le peintre lui adresse des lettres enluminées d’aquarelles. Elle devient l’une des très rares personnes que le peintre tutoie, elle l’aide à vendre ses toiles.

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Méry emmène Manet qui adore le luxe et les toilettes, chez sa modiste, chez son couturier. Souvent, il vient la chercher pour l’emmener souper chez Tortoni, dans le somptueux équipage offert par Evans.

Au «Café Riche», au «Café Hardy» pour y déguster les meilleures côtelettes de la capitale et les amis, Gambetta, Zola, Mallarmé, Gervex ou Béraud s’empressent autour d’eux,

Le Dr Evans qui suit Méry comme son ombre vient souvent troubler la quiétude du couple.

George Moore, qui avait surnommé Méry « toute la lyre » parce qu’elle avait été la maîtresse de tous les grands poètes (les cordes) de son temps, racontait comment le docteur avait été furieux, un soir, de rencontrer le peintre dans l’escalier.

« Afin de se débarrasser de l’Américain, elle l’avait invité à dîner, se proposant d’alléguer ensuite une migraine, de s’excuser et de s’étendre... Ainsi fait-elle. À peine l’hôte sorti, elle enlève le peignoir qui cachait sa robe de bal, et avec son mouchoir, fait signe à Manet en faction au coin de la rue. Ils descendent ensemble, et qui rencontrent-ils dans l'escalier ? Le dentiste qui avait oublié son carnet. Il fut si mortifié de rencontrer sa belle et infidèle maîtresse qu’il la bouda trois jours. »

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En 1880, Méry Laurent se fait offrir par Evans une maison au 9 boulevard de Lannes, les Talus.

Proust s’est inspiré du décor de cette maison pour décrire l’intérieur de l’appartement des Swann et c’est Méry qui lui servira pour le personnage d’Odette. C’est dans le jardin des Talus que Manet peint La fenêtre de Méry Laurent où l’on voit des fleurs grimper le long des volets.

Le Dr Evans achète plusieurs toiles de Manet.

En 1881, Manet demande à Méry de poser pour l’Automne.

« Je ferai l'Automne, d'après Méry Laurent, raconte-t-il à Antonin Proust. Elle a consenti à se laisser faire son portrait par moi. Je suis allé lui parler de cela hier. Elle s'est fait une pelisse chez Worth. Ah ! Quelle pelisse, mon ami, d'un brun fauve avec une doublure vieil or. J'étais médusé. Et, pendant que j'admirais cette pelisse et que je lui demandais de poser, Elisa est entrée, annonçant le prince Richard de Metternich. Elle ne l'a pas reçu. Je lui en ai su gré ! Ah ! Les gêneurs ! Je l'ai quittée en lui disant : « Quand cette pelisse sera usée, vous me la laisserez. » Elle me l'a promis. Cela me fera un rude fond pour des affaires, que je rêve ! »

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Il s’agit du premier portrait « officiel »4.

Ainsi, Méry Laurent aurait posé pour Manet cinq années après leur rencontre. Difficile à croire. Comment est-il possible qu’il ait attendu si longtemps ? En 1872, déjà, Manet renoue avec le nu et réalise jusqu’en 1876 toute une série inspirée de La dame qui découvre sa gorge, du Tintoret.

Il réinvente la pose, peint ses modèles de trois-quarts, dévêtus jusqu’à la taille, comme sur la toile découverte à Plainpalais.

Manet et Méry ont dû – c’est fort probable – faire connaissance avant 1876. Peut-être étaient- ils déjà amants ?

Un jour Manet brosse le portrait de cette jeune femme dénudée jusqu’à la taille, belle... à croquer. Devant la crainte du scandale que provoquerait ce portrait, la réputation du docteur Evans à préserver et peut-être la crainte de perdre sa rente, elle dissimule le portrait compromettant sous un pastel de sa servante Élisa.

Il est admis aujourd’hui que Méry Laurent a servi de modèle pour une série de nus au pastel : Femme dans un Tub, Femme à la jarretière, La toilette, Femme au tub, qui datent de 1878, ce qui porterait à treize les portraits de Méry par Manet.

4 Cf. Annexes

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Le peintre a maintenant son atelier au 77 rue d’Amsterdam.

En 1882, de février à juin, Manet achève encore sept pastels : Méry Laurent au carlin, à la voilette, au grand chapeau, à la toque de loutre, à la petite toque, au chapeau fleuri, plus une petite tête profilée que Méry accroche dans sa chambre. Il est présent au salon avec les tableaux Jeanne et Un bar aux Folies Bergères, sa dernière grande création, l’une de ses œuvres les plus célèbres. Il s’est servi de Méry accoudée, l’un de ses pastels, pour représenter, derrière son comptoir, une serveuse appuyée sur le bord de la rampe des loges, vers le fond de la salle.

Le peintre souffre déjà de la maladie qui l’emportera. Son médecin, un charlatan, lui prescrit de l’ergot de seigle, ce qui lui empoisonne le sang et provoque une gangrène de la jambe. Manet garde la chambre. Des douleurs intolérables le clouent au lit quatre jours sur sept. Par l’intermédiaire d’Élisa, Méry lui envoie des fleurs et des bonbons. La veille de Pâques, elle lui fait porter un œuf en chocolat.

« Nous avons dit que Méry Laurent faisait porter des fleurs à Manet par Élisa, sa femme de chambre, écrit Tabarant dans « Manet et ses œuvres ».

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À la veille de Pâques – qui tomba cette année-là, le 25 mars – comme Élisa, une fois de plus, frappait à l’atelier de la part de sa maîtresse, Manet la fit asseoir, voulut qu’elle posât pour un pastel. Et ce ne fut qu’une esquisse: 25x20, non signée. Elle y est de profil vers la gauche, coiffée d’une toque avec des plumes, qui lui couvre le front. Elle a un col blanc rabattu. »

Manet se propose de revenir sur ce crayonnage, mais son état de santé s’aggrave de jour en jour. Très affaibli, il sent sa fin proche. Après avoir rédigé son testament, il meurt le 30 avril 1883.

La légende veut que : « Mme Manet, après la mort de son mari, ait trouvé l’esquisse piquée encore sur le chevalet. Elle avait en vive estime cette servante dévouée si sérieuse, sur qui Méry Laurent se reposait en toute confiance. Aussi lui fit-elle cadeau de ce pastel inachevé, mais non sans l’avoir signé elle-même et daté de 1882 ».

«Daté de 1882», ce qui est à coup sûr une erreur. Voici, en effet, ce qu’en écrit Antonin Proust : « En 1883, à la veille de Pâques, Manet avait indiqué au pastel le portrait d’Élisa. [...] Le visage d’Élisa, qui devait être sa toute dernière œuvre, [...] porte à quatre-vingt-neuf le nombre total des pastels qu’il exécutera, sur toile spéciale ou sur feuilles de Hollande... » Proust n’indique pas les dimensions du dernier

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pastel de Manet, ni sa composition, il ne dit pas non plus que Mme Manet ait signé et daté de 1882 la dernière œuvre de son mari, après l’avoir retiré elle-même du chevalet.5

Méry Laurent se rend souvent au petit cimetière de Passy se recueillir sur la tombe de Manet. En 1884, on la voit en compagnie de Mallarmé, à l’école des Beaux-Arts où a lieu une exposition de cent treize de ses œuvres. On pourrait penser que le peintre trouverait enfin la consécration, or il n’en est rien. Cette exposition rétrospective déchaîne à nouveau les critiques. Si les visiteurs y sont nombreux et les amis du défunt enthousiastes, le critique Gérôme se demande « pourquoi n’a-t-on pas choisi pour une telle exhibition de voyeurs et de cocottes, le théâtre des Folies Bergères ? » Mais la palme de la méchanceté revient à Edmond About qui considère Manet comme un raté et voit dans son œuvre « un énorme fumier ». Il s’en prend également à l’État qui, en patronnant l’exposition, démoralise la jeunesse puisqu’il invite « ceux qui savent quelque chose [...] à désapprendre ce qu’ils ont appris ».

5 Cf. Annexes. Photographie d’Elisa et portrait au pastel qui recouvrait la toile.

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Dans une France devenue bourgeoise, où la IIIe République a remplacé l’Empire, où les Biches sont devenues des cocottes, la réussite d’une femme se mesure au nombre de causes qu’elle défend. Méry Laurent s’occupe d’œuvres charitables et réunit des fonds pour l’Orphelinat des Arts. Très entourée et souvent citée dans le Charivari ou la Vie Parisienne, elle reçoit des princes, des financiers, des hommes politiques, des médecins, des écrivains, des musiciens, des peintres et des poètes – le prince de Metternich, Robert de Montesquiou, Zola, George Moore, Auguste Dorchain, Villiers de l’Isle-Adam, Huysmans, Bloy, Degas, Antonin Proust, Louise Abbéma, Mendès, Sully Prud’homme, Champsaur, Paul Adam, Gambetta, Théodore Duret, Emile Banche, Ajalbert, Dujardin, Whistler, Odilon Redon... Parfois Hortense Schneider, qui fut la reine de l’opérette, se met au piano pour chanter quelques airs de la Belle Hélène.

Mallarmé remplace Manet dans les dîners, les spectacles et les réunions littéraires. On le voit à côté de Méry qu’il tient par le bras dans les fêtes foraines, on les rencontre à l’île de la Grande Jatte ou chez le père Lathuile, on les croise aux expositions et il ne se passe guère de jour ou le poète ne lui rende visite dans la maison des Talus, Boulevard Lannes.

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Méry Laurent devient la femme adorée du poète et Mallarmé en est transfiguré.

Toutefois, Méry n’est pas la maîtresse de Mallarmé, ce qui expliquerait la frustration du poète, cette « absence éternelle de lit », ce « vierge azur » qui marquent toute son œuvre, et comme l’atteste cette confidence de Méry à Huysmans, consignée par celui-ci dans son carnet secret :

« Dîner, ce soir avec Méry en tête-à-tête, dans son nouvel hôtel. Elle me dit entre deux cigarettes sa vie. Sa mère lingère chez Canrobert. Pris par elle à quinze ans, mariée par lui à un paysan qui vient de mourir lui laissant 117 000 francs. Me parle de Mallarmé, combien elle eut voulu être sa maîtresse, mais il la dégoûte par sa saleté. Parle de ses chemises de flanelle rongées, de ses plastrons. Il a couché là, dans la chambre, les draps étaient noirs. La femme de chambre lève les bras au ciel. « Eh bien, non, non ! Jamais ! Et il se croit propre ! Je l'aime beaucoup et ce qu'il me dégoûte ! Je me mettrai au feu pour lui, mais quand à ça, jamais ! Il en souffre, et il ne comprend pas - L'étrange fille ! Si bonne - mais ne rêve qu'à l'amour, qu'au coup - Ah ! Elle ne comprend plus rien d'autre. Oui dit-elle, mon petit amant de trente ans, le Dr Fournier, je l'adore, mais ce qu'il est propre ! - il se mariera, je souffrirai, Mallarmé j'en avais pour la vie et c'est

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impossible - Ce petit vient, le matin à 6 heures. Avant elle est passée dans sa baignoire, l'attend pour prendre le thé, dans son lit. Cela explique comment elle se couche si tôt. La vie de Mallarmé qui a assisté au début de la liaison avec Fournier subit le supplice de Tantale, car il l'adore et est engueulé chez lui par sa femme qui ne doute pas qu'il la trompe ! »

Malgré cela, Mallarmé parle toujours à Méry le langage de l’amour et se conduit en amant. Il lui sert de secrétaire, s'efforce de plaire à tous ceux qui l'entourent, y compris à la chienne, Princesse, qui reçoit un quatrain et à la femme de chambre à laquelle il offre un distique sur un mouchoir. Dès qu'il s'éloigne, il lui écrit :

«Je t'aime beaucoup, mon grand enfant; et de beaucoup de façons parce que tu es bien le camarade parfait, reposant, en même temps qu’une autre personne verseuse de délices uniques... »

« Tu es une compagne unique, sais-tu bien qu'il y a déjà dix ans qu'on se connaît, Paon, et l'impression que me cause fermer les yeux et penser à toi est certainement plus fraîche que jamais. »

Et, plus tard :

« Je t'aime beaucoup mon grand cœur, et tout à l'heure, avant de laisser s'envoler dans la rivière les morceaux de ta lettre, lue et relue sur le pont pour y découvrir de chers riens voilà que je l'ai portée à mes lèvres, y mettant un baiser comme un très jeune amoureux : iI n'y a que toi pour faire cela d'un vieux

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monsieur qui s'est retiré à la campagne pour décidément y vieillir. »

À toute occasion, pour son anniversaire, pour une promenade, pour un paysage, il lui adresse un quatrain. Il écrit pour elle les poèmes qui la rendront célèbre. Bref, il l’adore.

Et lorsque Méry lui écrit de Royat où il a passé quelques jours décevants auprès d’elle, pour lui avouer qu’elle a dans sa vie un nouvel amant – Reynaldo Hahn, qui est le petit ami de Proust, sans doute – il ne lui adresse aucun reproche et lui répond avec une dignité, une générosité admirable.

Le docteur Evans meurt le 15 novembre 1897, laissant à Méry une fortune immense. Mallarmé décède dix mois plus tard. Il semble à présent que le destin n’ait plus rien à donner à Méry Laurent. Le 26 novembre 1900 elle meurt à son tour, emportée par une maladie fulgurante.

Dans le premier de ses trois testaments successifs, elle lègue la majeure partie de ses biens à sa fidèle servante et confidente, Élisa Sosset ; une autre part importante de l’héritage est destinée à l’Orphelinat des Arts, à Paris, ce qui a induit les premiers biographes, notamment Robert Goffin, en erreur, laissant penser que Méry Laurent aurait eu une fille naturelle. Elle aurait placé sa fille à l’Orphelinat

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des Arts à une époque où elle ne pouvait pas s’en occuper. L’aurait-elle récupérée sa situation faite ? Je reprend mon enquête en suivant les traces de Robert Goffin.

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SUITE DE L’ENQUÊTE

D’où vient ce tableau? D’où vient le pastel qui recouvrait notre toile ? Comment sont-ils arrivés à Genève? Ils appartenaient forcément aux descendants de Méry Laurent ou peut-être d’Élisa Sosset.

Je dois donc chercher la filiation, retrouver des héritiers, des successeurs, des gens qui pourraient encore détenir des archives.

À la bibliothèque Jacques Doucet où se trouve le fond principal concernant Méry Laurent et à la bibliothèque du musée d’Orsay, je bénéficie d’un traitement de faveur ; je sors tous les cartons susceptibles de m’intéresser. Je vais pouvoir donner un visage à Élisa. Mais que sais-je d’Élisa ? Il n’existe aucune photo de ce portrait mythique et le seul souvenir qui subsiste est celui de Proust, repris par Duret et Tabarant.

Je continue à fouiller dans les cartons jusqu’à ce que je mette la main sur l’une d’elles. La vérité me saute alors aux yeux, indéniable, évidente : Élisa Sosset n’est pas la fille cachée

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de Méry Laurent, elle ne lui ressemble pas du tout. En revanche, elle est bien le sosie du portrait au pastel qui recouvrait la toile, je ne peux en douter. Une quinzaine d’années sépare ces deux portraits6.

Ouvrages, documents, courrier... Tout y passe. Je note, déchiffre, compulse. Tout est source d’informations ou susceptible d’être exploité, comme ces lettres envoyées au musée d’Orsay par un certain monsieur Désiré Thouvenin, l’un des petits cousins de Méry Laurent. Ce monsieur vit encore. Âgé de quatre-vingt-cinq ans, il habite à Nancy. Je l’appelle. Après m’être présenté et lui avoir exposé l’objet de ma démarche, je lui pose enfin la question qui me brûle la langue :

– Méry Laurent a-t-elle eu une fille qui aurait été placée à l’Orphelinat des Arts, à Paris ? Une fille qui s’appelait Élisa ?

– Non, jamais de la vie ! me répond le vieil homme. Méry Laurent adorait les enfants mais elle n’en a jamais eu. C’est elle qui a été placée à l’Orphelinat des Arts parce qu’elle était encore mineure, elle n’avait que quinze ans quand elle est venue à Paris. Le Maréchal Canrobert l’a envoyée là, il avait de puissantes relations dans la capitale.

6 Cf. Annexes

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Et puis un jour, je prends connaissance du livre de Bertrand Marchal7, édité chez Gallimard. Toute la correspondance de Mallarmé à Méry Laurent est publiée là, une correspondance jusqu’alors inédite, et pour cause : la muse avait interdit pour cent ans la publication des lettres de son poète amoureux.

L’interdiction à la publication tombe en 1997, date de la découverte de la toile.

Je les lis attentivement une à une, j’essaie de les décrypter, d’y détecter de nouveaux éléments. Et j’en trouve, qui s’ajoutent aux autres comme autant d’évidences et apportent de l’eau à mon moulin. C’est dans ces lettres que Mallarmé parle d’Élisa Sosset et notamment des jambons qu’elle avait coutume de lui rapporter de son pays.

«On coud, dans ce moment-ci, un beau linceul au jambon d’Élisa, qui est arrivé hier soir : il est admirable, gras et maigre à la fois exactement comme il faut être et fait honneur au pays d’Élisa. Tu la remercieras autant de fois que de soirs j’entamerai ce Seigneur et ce n’est pas peu dire. »

Dans un des quatrains qu’il destine à son petit Paon, Mallarmé écrit aussi : « Cours, petite

7 Bertrand Marchal, Lettres à Méry Laurent, Gallimard, 1996.

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lettre, à Ruet en Gare...» Je pianote sur Internet. « Ruet ». Je trouve un Ruet dans la Gaume, en Belgique. Aussitôt, je téléphone à la mairie de Etalle, chef-lieu, j’envoie des e-mails. «La famille Sosset, ça vous dit quelque chose ? » Mme Carine Tholl ouvre ses dossiers, se montre très efficace. Elle m’envoie les registres de la famille Sosset, ainsi qu’une copie du registre de la population d’Etalle en 1846. Les deux derniers garçons sont nés en 1850 et 1859.

« Oui, il y a bien eu une famille Sosset qui a vécu ici, mais elle a déménagé à Paris vers 1860 », m’informe-t-on. Et Élisa ? Pas de trace d’Élisa. Je finis tout de même par obtenir l’acte de naissance de son frère Pierre. Il a été chef de gare à Ruet, pendant trois ans.

Je dois maintenant trouver Élisa Sosset. Je cherche partout, j’épluche les archives de Paris, écris aux mairies de Belgique, fouille dans tous les tiroirs, sors les actes de naissance, de mariage, de décès, tous les documents, les formulaires... Le nom d’Élisa Sosset doit bien figurer quelque part !

Et puis enfin, sur un recensement de 1926, je réussis à la repérer : Élisabeth Bourgeois. Belge. Veuve. Soixante et un ans en 1926. Dame de compagnie. Domiciliée au 52 rue de Rome, à Paris. Lorsqu’elle est entrée au service de Méry

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Laurent, aux alentours de 1876, Élisa Sosset avait une quinzaine d’années. Soixante et un ans en 1926 : ça colle !

Maintenant, je connais le nom de Bourgeois, celui de son hypothétique mari. Un peintre qui s’appelait Bourgeois a vécu à cette époque, fin XIXe ; il a réalisé bon nombre d’affiches pour les chemins de fer suisses et belges. Sur mon ordinateur, j’interroge Artprice, la référence en matière de ventes aux enchères.

Bourgeois. Eugène Bourgeois. Depuis 1997, six de ses tableaux se sont vendus à Genève et en Suisse allemande. En me renseignant auprès des maisons de vente, je pourrai sans doute connaître les propriétaires des tableaux ; il faut aussi que je questionne Bernard, l’ami brocanteur à qui j’ai acheté le pastel. Il pourra peut-être me renseigner.

– Cette année-là, j’ai fait trois débarras, dit-il en consultant son petit carnet noir dans lequel il note tout. Ton pastel, il vient peut-être de chez les Boudart.

– QuisontlesBoudart?

– Une vieille famille franco-suisse qui habitait une grande villa. Les gros marchands sont passés avant moi, ils ont raflé tout ce qui les intéressait. Le reste, ils l’ont mis au grenier. Mais tu ne trouveras plus personne.

– Pourquoi ?

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– Tous les Boudart ont disparu, sauf une dame très âgée qui n’a plus toute sa tête. Je ne pense pas qu’elle soit en état de répondre aux questions qu’on lui pose. En revanche, tu peux aller voir F. C’est un des marchands qui ont acheté toutes les archives Boudart. Dis-lui que tu viens de ma part.

Sans plus attendre, je fonce chez F. Je passe en revue toutes les photos des Boudart. Il n’y en a aucune du pastel.

Eugène Bourgeois a-t-il épousé Élisa Sosset ? Je téléphone à la mairie de Saint-Cast, dans le Finistère, là où il est mort en 1909. Non, Eugène Bourgeois n’a jamais été marié à Élisa... Aurait-il un frère ? S’agirait-il de lui ? Je veux savoir ce qu’est devenue Élisa Sosset. Où elle est née, où elle est morte. Dans l’annuaire de Genève, il y a près de deux cents Bourgeois, ce qui est énorme pour une ville de cette importance. Autant chercher une aiguille dans une botte de foin !

Aux archives de Genève, je recherche toutes les Élisa qui ont bien pu vivre à Genève à cette époque-là. Élisa y est venue deux fois, en compagnie de Méry et du Dr Evans. A-t-elle rencontré un homme? L’aurait-elle rejoint après la mort de Méry ?

À nouveau, j’envoie une lettre au directeur des archives de Paris, M. Delon. Je lui avais déjà

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écrit mais je manquais d’informations. Comme je suis têtu, j’insiste, et là... Victoire: une réponse me parvient, comblant toutes mes espérances. On a retrouvé une Élisabeth Sosset inscrite comme légataire de l’héritage Laurent sur un fichier des successions. Elle est décédée en 1925 à Sainte-Marie-en-Saussois.

– Et où se trouve Sainte-Marie-en-Saussois ? dis-je à Aïcha après avoir pianoté sur Internet. Eh bien, figure-toi que c’est dans la Gaume, un petit village à côté de Ruet, en Belgique, là où son frère Pierre était chef de gare.

Tout correspond, tout s’imbrique à merveille comme dans un puzzle qui prend forme. À présent, je vais essayer de savoir si Élisa Bourgeois, née Sosset, a eu des enfants. Je vais écrire au bureau de l’état civil à Sainte-Marie-en- Saussois. Il doit y avoir des descendants, tout au moins des petits-neveux ou nièces qui vivent peut-être encore dans la région.

Avec un peu – beaucoup – de chance, je vais découvrir d’autres choses...

Je pense qu’Élisa Sosset n’a pas eu d’enfants. À la mort de Méry Laurent en 1900, elle est encore célibataire, âgée de quarante ans.

Est-elle cette veuve qui vit dans son appartement au 52 rue de Rome avec une autre vieille dame ?

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Sur le même palier, habitent M. Laurent et sa famille. Sont-ils les enfants du premier époux de Méry ?

En effet, après avoir quitté Nancy, Claude Laurent, ex-époux de Méry, est venu s’installer à Paris, au 142 rue de Rivoli, il a travaillé pour les pompes funèbres Roblet.

Il avait deux enfants, l’un est devenu médecin et Méry a financé ses études. Dans son testament du 23 novembre 1898, Méry leur lègue une partie de ses biens car elle les aimait comme une mère.

Est-il possible qu’après la mort de Méry, Élisa et le fils Laurent aient habité le même immeuble, deux appartements mitoyens ? Si Élisa est morte sans avoir de descendance, il se peut qu’elle leur ait tout laissé. Ces enfants ont dû avoir des enfants. Il faut que je parvienne à les localiser, à aller chez eux. Peut-être résident- ils encore à Paris, peut-être détiennent-ils chez eux des albums, des photos de famille. Peut- être écouteront-ils mon histoire, peut-être me montreront-ils leurs photos. Peut-être, sur l’une d’elles verra-t-on une chambre ou un salon et sur le mur de cette chambre, de ce salon, le pastel d’Élisa ou le portrait à l’huile de Méry. Peut-être... Je dois suivre cette piste-là, la piste Laurent. Et pour ce faire, il me faudrait de l’aide ; mes ressources sont épuisées depuis longtemps.

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Il existe une autre piste : la piste Evans.

À la mort du docteur Evans, sa famille a contesté l’héritage qui devait revenir à Méry Laurent. La branche américaine a récupéré tout ce qui appartenait à Evans et l’a expédié aux États-Unis. Le docteur Evans avait légué une grande partie de sa fortune pour la fondation d’un hôpital dentaire à Philadelphie.

L’hôpital comprenait un musée où était exposée la voiture qui avait servi à sauver l’Impératrice.

Quand l’hôpital a été agrandi, on a rangé dans des conteneurs ce qui appartenait au musée Evans. Bien des années plus tard, en ouvrant les conteneurs, parmi les objets ayant appartenus à Evans, le nouveau directeur de l’hôpital a découvert deux toiles : La Brioche et un bouquet de pivoines dans un vase ainsi qu’une lithographie de Manet.

Après avoir soumis ces œuvres à la maison Christie’s, qui lui affirma qu’il ne s’agissait pas là d’œuvres du Maître, il les a accrochées dans son bureau. Des années après, le conservateur des musées nationaux qui passait par là les a remarquées : il s’avéra qu’il s’agissait bel et bien d’œuvres originales. Preuve que nul n’est infaillible !

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Dans les archives d’Evans à Philadelphie, il doit également y avoir des albums de photos ; il y a certainement des clichés de l’appartement de Méry Laurent. Si, par miracle, on en trouve un du 52 rue de Rome avec, au mur, le portrait d’Élisa, c’est que j’aurais réussi !

Je pourrais aussi passer une petite annonce pour retrouver l’autre pastel, celui de la mère d’Élisa Sosset. Peut-être que quelqu’un, en lisant cette histoire, pourra m’aider dans ma quête. Il ne faut pas perdre espoir. Dès que je suis fatigué, quand l’envie me prend de tout plaquer, je reçois un petit coup de pouce du destin qui me fait repartir de plus belle. Pour exemple ce jour de mai où je ressens le besoin de me rendre au cimetière de Carouge, sur la tombe de mes grands-parents. Cela fait bien longtemps que je n’y suis pas allé et je ne me souviens plus de l’emplacement. En vain, je déambule dans les allées quand soudain, devant moi, gravé dans le marbre, le nom de Manet attire mon regard.

Il s’agit d’une tombe récente où sont enterrés Marie et Henri Manet. Étrange coïncidence. Outre le nom du peintre qui ne cesse d’occuper mes pensées, Henri et Marie sont les prénoms de mes grands-parents. Plus troublant encore : ce monsieur Henri Manet est décédé en 1997, l’année où j’ai découvert le tableau. Autant de signes qui m’encouragent dans ma recherche,

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de clins d’œil du destin qui me disent : « Tu es dans la bonne voie. Persévère ! »

En attendant, que faire ? Ce tableau doit-il rester dans son coffre jusqu’à ma mort ? Et qui voir d’autre, à part les Wildenstein ? Eux seuls sont parvenus à tenir tout le marché de l’art, ils ont acheté les droits d’auteur et moraux, les catalogues raisonnés d’un grand nombre d’artistes essentiels, ce qui signifie que toutes les maisons de vente aux enchères, toutes les grandes galeries et tous les gros marchands qui font du commerce ont besoin d’eux. « Tu ne peux vraiment pas t’adresser ailleurs ? » me demande-t-on parfois. Alors, à chaque fois, je recommence le même laïus. Admettons qu’avec mon tableau sous le bras, je me rende, par exemple, dans la très respectable galerie Bernheim et que je demande un certificat, il est fort peu probable que je l’obtienne car Bernheim a besoin des Wildenstein tous les jours. Même avec ce certificat, si je demandais à Sotheby’s ou Christie’s de mettre mon tableau en vente, personne n’en voudrait parce qu’il ne figure pas dans le catalogue raisonné Wildenstein.

Si j’arrivais à le faire inclure en assignant Wildenstein au tribunal, comme d’autres l’on fait, le tableau serait reproduit avec la mention : « Inclus au catalogue sur décision de justice », ce

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qui laisserait planer un doute sur son authenticité. Personne n’en voudrait. En étant attaqué en justice, je pourrais au moins faire valoir mes arguments. Mais on m’ignore, ce qui est pire. Afin d’éviter tout procès, la fondation ne se prononce plus.

Wildenstein a la parole sacrée. Comme le pape, il se prononce et les gens disent « amen ». Si demain il décrète que c’est un Manet, s’il l’inclut dans son catalogue, alors tout le monde me sollicitera et voudra se l’approprier.

Nous toquons chez Green, le plus éminent marchand de Londres. Green examine mon tableau avec son expert. Il conclut : « Oui, il s’agit bien d’un Manet mais je ne peux pas vous l’acheter ».

– Ah bon ? Et pourquoi ?
– Trop gros.
– Quoi, trop gros ?
– Je veux parler de Wildenstein. Trop gros.

Je n’ai pas les moyens de me battre contre lui. Mieux, un jour, le téléphone sonne: une dame qui parle anglais avec un fort accent allemand, m’annonce que la prestigieuse galerie Acquavella désirerait acquérir notre tableau. Que nous devons leur envoyer un dossier complet ainsi que de bonnes photos. Ils pensent pouvoir obtenir un certificat des Wildenstein. Trois mois se passent, ils nous

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renvoient le dossier. Pour quelles raisons ? Mystère.

Je sais que certaines personnes ont des comptes à régler avec les Wildenstein dans le domaine de l’art. Je ne suis pas le seul marchand à attendre, il y en a d’autres que moi; malheureusement, il nous est impossible de vendre nos tableaux sans leur aval, et le chemin est long et fastidieux. En ce qui me concerne, la seule chose qui me reste à faire est de trouver un élément supplémentaire, irréfutable qui permette d’authentifier définitivement cette œuvre. C’est peut-être d’ailleurs ce qu’attendent aussi les Wildenstein : que j’en donne la preuve pour pouvoir alors me l’acheter. À chaque fois que je parle de ce tableau, on me renvoie à l’expert et à l’expertise. Ne peut-on pas se forger une opinion par soi-même? Doit-on vendre une œuvre parce qu’elle est expertisée et non pas parce qu’elle est belle ? Ce portrait, je pourrai le vendre quand les gens le connaîtront, quand ils auront vu à quel point il est magnifique et pris conscience de son importance. Là, j’aurais jusqu’au bout assuré le rôle de l’expert parce qu’un expert, c’est cela : quelqu’un d’imbattable sur son propre terrain, capable d’expliquer aux gens les raisons de la beauté d’une œuvre d’art, d’en donner les clefs. Et donner les clefs de la beauté permet de la

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révéler. Moi, j’ai dû prendre le rôle des professionnels à ma charge, une tâche énorme à laquelle je n’étais pas préparé. Archives, déplacements, recherche de traces... J’ai effectué un travail colossal, à temps plein pendant des années, à tout lire sur le sujet, à tout mettre sur Internet. En retour, je suis cité par les musées nationaux, un beau cadeau. Ma persévérance acharnée m’a tout de même permis d’aboutir à cela.

Ce tableau est un peu comme un acteur qui poursuit sa carrière. Il tourne un film, deux, trois... jusqu’au jour où il obtient un grand rôle, un rôle à la mesure de son talent, qui le consacre enfin. Jusqu’à présent, ce tableau tient la route, il monte, il ne fait que monter. Un jour, lui aussi, il se propulsera au sommet. Je pourrais le vendre pour quelques milliers d’euros mais je préfère le montrer. C’est mon seul désir. Si je le montre suffisamment, si son image circule, il se mettra tout naturellement à sa place dans les livres d’art sur les étagères, avec les autres, et tout le monde l’aimera. Je voudrais qu’on l’expose, qu’on le fasse entrer dans le circuit. J’espère notamment le faire connaître aux États-Unis où les galeristes sont encore capables de marcher au coup de cœur. Je voudrais que son image appartienne maintenant au public, que ce soit lui qui décide.

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Officieusement, tout le monde sait que c’est un Manet ; officiellement, personne ne veut se prononcer. Que l’on me prouve que ce n’en est pas un et j’en conviendrai, mais je me heurte à un mur de silence. Personnellement, avant d’accepter l’idée que cela puisse être un Manet, il s’est écoulé des mois, des années. Je commence seulement à m’y habituer. J’ai fait imprimer des cartes postales de ce portrait, j’en ai distribué près de cinquante mille. Encore maintenant, il m’arrive de me dire : ce tableau est à moi ? Il m’appartient ? Ce n’est pas possible. Je me rends compte chaque jour davantage de ce qu’il représente et du privilège que j’ai de le détenir.

Alors, qu’en faire ? Actuellement, j’en suis toujours au même point. Dans une impasse. Mais mon histoire a désormais fait le tour du monde et de la presse. Je caresse l’espoir que cette toile prendra bientôt la place qu’elle mérite dans une grande exposition à Londres, Paris ou New York. En tous les cas, je me battrai pour cela. J’ai encore de la ressource et, contre vents et marées, j’irai jusqu’au bout.

Je me poste devant le tableau, je dévisage celle dont je sais à présent qu’elle a déchaîné de folles passions, inspiré aux plus grands artistes de son temps des œuvres éternelles. « Méry, lui

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dis-je en silence comme si j’espérais un miracle, qu’elle entrouvre les lèvres et révèle le timbre de sa voix perdue, si seulement tu pouvais parler, si seulement tu pouvais dévoiler le nom de celui qui t’a peinte et aimée, de celui qui a allumé dans tes pupilles cet éclat de désir, caressé tes chairs nacrées, décoiffé ta chevelure incendiaire, révélé par la magie de son art ton opulente sensualité ».

Si mon intuition se confirme et qu’il s’agit bien du portrait de Méry Laurent par Manet, cette peinture pourrait être la source de l’impressionnisme. Serait-ce la Monna Lisa du XIXe siècle ?

Méry Laurent a été la muse de Manet et de Mallarmé parce qu’elle était l’incarnation de son temps. La modernité dans son état le plus pur, le plus parfait.

Fort de mes nouvelles informations, j’apporte la toile à M. J., expert en tableaux impressionnistes et modernes, afin de la soumettre à sa critique et à son jugement. Une fois de plus, j’expose mes arguments :

– Trop de détails sont troublants, lui dis-je, trop de similitudes existent entre ce tableau et ceux de Manet. Tout d’abord le format du châssis, le nom du fournisseur, le grain de la toile, le noir trop dilué qui craquelle, le fond inachevé, la proportion du visage, la palette, la technique... et puis le modèle, le modèle. Je

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pense qu’il pourrait fort bien s’agir de Méry Laurent, une demi-mondaine qui a été la maîtresse de Manet. Tout ce réseau de faisceaux concordants fait que c’est indubitable...

Je m’anime, je m’exalte. M. J., lui, demeure silencieux. J’attends son verdict.

– Alors,qu’enpensez-vous?

  1. J. reste de marbre. Puis le couperet tombe.

– Cen’estpasunManet.
– J’aidumalàcomprendre.Pourquoi?
– Parceque.Cen’estpasunManet.
– Oui mais, vous voyez, là, les couleurs, les

coups de pinceau...
M. J. alors, se lève de sa chaise. Le voilà qui

s’agite et s’emporte.
– Ce n’est pas un Manet ! se met-il à hurler.

Ce n’est pas un Manet, ce n’est pas un Manet, ce n’est pas un Manet !

Il devient furieux, cramoisi. Il gesticule dans la pièce comme un jouet déréglé. Sa secrétaire roule des yeux effarés. Aïcha et moi avons peur, peur qu’il ne fasse un faux mouvement et détruise le tableau, peur de son soudain emportement. « Ce n’est pas un Manet, ce n’est pas un Manet ! » répète-t-il. Il continue de crier, il ne sait dire que cela.

Nous nous éclipsons, sidérés. Derrière la porte refermée, nous l’entendons encore : « Ce n’est pas un Manet, ce n’est pas un Manet... »

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Pourquoi une telle colère ? Aussi brusque, aussi forte? Pourquoi tant d’agressivité? Je n’ai qu’une seule réponse : parce que le tableau l’a véritablement dérangé. Il a provoqué un phénomène de rejet, immédiat et violent. Parce que cent cinquante ans plus tard, Manet parvient encore à susciter ce genre de réaction : à rendre les gens fous de rage.

Ce tableau, lorsqu’on le voit, produit exactement ce que voulait Manet ou plutôt ce qu’il ne voulait pas : un sentiment de révolte. Pour l’artiste, exposer ses toiles équivalait à s’exposer à la vindicte d’un public qu’il bousculait. Lui-même était un révolté ; révolté contre la morale bien pensante de l’époque, contre l’ordre établi. Ce phénomène de rejet est toujours d’actualité. Ce tableau choque toujours malgré les décennies passées. Il choque parce qu’il est trop beau, trop parfait pour être vrai. Il est tellement «Manet» que ça n’en est pas possible. D’emblée, les connaisseurs se montrent virulents. L’impression qu’il produit sur eux est si grande, si puissante que leur premier réflexe est de le nier.

Quand un ami restaurateur pour les musées nationaux de France vient me rendre visite à Genève, que j’ouvre le coffre au troisième sous- sol de la banque et que je pose le tableau devant ses yeux, une fois encore, je m’attends à tout. Je guette sur son visage un sourire, un froncement

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de sourcils ; j’épie ses expressions. J’agis toujours ainsi : j’observe la personne qui regarde, j’essaie de lire le langage du corps qui révèle ce qu’elle ressent. En tant que marchand, je me fie à cela, à ces signes ténus ; j’y suis très attentif. Mon ami se tait. Pas un mot ne sort de sa bouche ; il semble surpris puis dubitatif. Je sais à quoi il pense ; il cherche l’erreur, il n’y croit pas. En effet, il n’y a rien à dire. Mon ami est soufflé. Il me recommande seulement une amie à lui, Catherine Sterling, la fille de l’ex- conservateur des peintures anciennes du Louvre.

Elle pourra peut-être m’aider dans mes démarches. M’aider ? Personne ne peut m’aider. Le tableau agit tout seul, il se suffit à lui-même. Il est là, c’est un cri, il hurle. La disposition des couleurs sur la toile est semblable à une écriture. Elle crée son effet propre, comme des mots disposés dans une phrase créent un style unique.

Inlassablement, je poursuis mes investigations. À la bibliothèque du musée d’Orsay, M. Dominique Lobstein, le biliothécaire, m’oriente vers Mme Juliet Wilson-Bareau, l’une des plus éminentes biographes de Manet. Je trouve ses coordonnées, lui envoie la photo du tableau. La réponse qu’elle m’adresse aurait pu me décevoir ; bien au contraire, elle me réjouit.

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Juliet Wilson-Bareau m’écrit en substance que ce ne peut pas être un Manet parce qu’il est trop « vulgaire ». Vulgaire, le mot est lâché. Combien de fois n’a-t-il pas été utilisé pour qualifier, jadis, l’œuvre de l’artiste ! « Chère Madame, lui rétorqué-je, il n’y pas une critique qui puisse me faire plus plaisir que celle que vous m’avez envoyée. Votre réaction est révélatrice, presque un aveu ». Je joins à mon mail quatre articles de l’époque signés par des journalistes qui, eux aussi, trouvaient la peinture de Manet trop « vulgaire ». De son vivant, Manet n’a pas vendu une toile pour cette raison-là. Il était décrié par les bourgeois, ces mêmes bourgeois qui, aujourd’hui, paient des millions pour se procurer la moindre esquisse d’une de ses œuvres. Aujourd’hui, Manet est exposé dans les salons feutrés et représente ce qu’il y a de plus respectable et de meilleur goût. Les temps changent, le marché de l’art évolue, parfois plus vite que les mentalités...

Certains marchands croient ressembler à leur clientèle richissimeet s’imaginent être à leur niveau. Quand j’ai commencé ce métier, les collectionneurs étaient des médecins, des avocats, des gens qui avaient fait des études un peu poussées, qui avaient une certaine culture, une érudition. En véritables amateurs, ils aimaient ce qu’ils achetaient; un objet les attirait parce qu’ils en comprenaient le sens,

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parce qu’ils en appréciaient la compagnie. Il le respectait, l’estimait, comme le témoin muet d’une période révolue, un ami agréable à côtoyer. Les antiquaires savaient de quoi ils parlaient. Comme le disait si bien Daniel Wildenstein dans ses mémoires : « À la Biennale de Paris, un antiquaire paie la même patente qu’un «pucier» de Saint-Ouen, celle sur les objets usagés. C’est le même métier. Combien de galeries tournent-elles en fond propre à Paris ? Trois, peut-être, pas plus. Et encore, ces galeries ont-elles des apports extérieurs provenant d’autres domaines... Il est consternant qu’on ait pu réduire le monde de l’art au pouvoir et à l’argent. Les compagnies d’assurance, les banques, les caisses de retraite des grandes entreprises, les magnats du nouveau monde investissent dans l’art de manière spéculative, constituent des stocks, emplissent leurs coffres d’œuvres sur lesquelles ils misent et dont personne ne profite. L’époque n’est pourtant pas si lointaine où l’on reconnaissait à l’objet sa valeur propre, conférée souvent par son ancienneté, voire un certain état de détérioration. On ne s’affairait pas encore à tout décaper, restaurer, repeindre, nettoyer, retoucher, vernir et le concept du « vieux comme neuf » n’était pas né. Je pense à tous les dessins, gravures, travaux sur papier qui ont été lavés, délavés et qui, dans quelques

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années, se désagrégeront sous l’effet de la Chloramine. On aura ainsi fait disparaître la quasi-totalité des œuvres sur papier.

Bon nombre d’objets sont dispersés chaque année par les grandes maisons de vente aux enchères dans une ronde infernale. Les meubles font des tours du monde en avion, les tableaux et les statues sont entassés dans des containers et traversent les océans. Ce qui n’est pas vendu à Londres sera envoyé à Tokyo où il trouvera preneur puis expédié ensuite à Sydney, chez son nouvel acquéreur. Une frénétique ruée vers l’or qui a pour but de faire sortir les objets de leurs cachettes et de faire rêver des particuliers qui s’imaginent détenir des trésors dans leurs greniers.

Et mon tableau ? Quel sera son avenir et sa destination ? Trois cents personnes environ viennent visiter mon site chaque jour, lire son histoire. Il est connu, il a sa propre force. Jamais je n’aurais pu aller aussi loin s’il ne m’avait pas communiqué cette énergie.

Chaque jour, il est un peu plus lourd et dense, chaque jour, sa force d’attraction est un peu plus forte.

Parfois, je me dis que si Méry a été un révélateur et un soutien pour tant d’artistes et de gens qu’elle a aimés, elle l’est peut-être aussi

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pour moi-même. Je vaux peut-être mieux que ce que je crois.

Je téléphone au Figaro Magazine. Je veux joindre le journaliste et écrivain Jean-Marie Rouart, descendant direct des Manet. Solliciter son intervention. Mais Jean-Marie Rouart, m’apprend-on, ne travaille plus au Figaro, il est à Paris Match. À Paris Match, j’ai son assistante en ligne, Anne-Cécile Beaudoin, à qui je retrace mon aventure ; je lui fais part de mes espoirs et de mes déconvenues.

– Votre histoire est originale et mérite qu’on en parle, me dit-elle. Et puis ça tombe bien, j’ai fait des études d’histoire de l’art et passé ma licence sur l’impressionnisme. Je connais très bien le sujet.

La journaliste me donne rendez-vous le lendemain à treize heures devant le musée d’Orsay.

– Jeviendraiaveclatoile,luidis-je.

Le lendemain, à l’heure dite, je la sors devant elle de ma valise. Aussitôt, elle s’extasie. Sans pouvoir l’affirmer, elle croit reconnaître la main de Manet, sa touche, son style. Quelques passants s’arrêtent. Poussés par la curiosité, ils s’approchent et regardent. Tous admirent, complimentent. Pris au jeu, je remonte la file d’attente et montre le tableau aux gens qui patientent devant l’entrée du musée. D’autres

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badauds m’encerclent, se pressent autour de moi ; bientôt un attroupement se crée. C’est un grand succès, un plaisir énorme. Certaines personnes veulent acheter le tableau, elles sont prêtes à me signer un chèque sur-le-champ. Elles voient bien qu’il s’agit d’un chef-d’œuvre.

– Suivez-moi, m’invite Anne-Cécile Beaudoin, je connais beaucoup de monde à Orsay, nous allons demander.

Elle sonne à l’interphone d’une porte de service.

– Bonjour, c’est Anne-Cécile Beaudoin de Paris Match. Je suis avec un monsieur, Jules Petroz, qui vient de Suisse. Il a apporté un tableau, une étude d’Édouard Manet. Il faut absolument que vous la voyiez, c’est important.

– Hors de question, répond une voix dans l’interphone. Vous n’entrez pas dans le musée avec un tableau qui ne fait pas partie des additionnés, je regrette.

– Que faut-il faire alors ?
– Vous avez l’expertise ?
– Non, pas encore.
– Allez à l’Institut Wildenstein. Il vous en

délivrera une...
Chou blanc. Peu importe. J’invite la

journaliste à déjeuner au restaurant du Musée d’Orsay. Cette porte close lui donne envie de m’aider. Attablée en face de moi, elle m’écoute et me questionne. Elle enregistre toute mon

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aventure sur son magnétophone, prend fait et cause pour mon combat.

– Je veux faire reconnaître cette œuvre, lui dis-je en guise de conclusion.

Une semaine plus tard, Anne-Cécile Baudouin débarque à Genève avec un photographe. Nous obtenons quatre pages dans Paris Match8.

Le vent tourne en notre faveur, dirait-on. Plus besoin de solliciter la presse, d’attirer l’attention des médias ; ce sont les journalistes eux-mêmes qui nous contactent. Une Américaine, Pamela Taylor, envoyée permanente auprès de l’ONU pendant trente ans et qui enseigne le journalisme pour l’AFP, veut recueillir d’autres informations.

– J’aimerais écrire un papier sur votre affaire que j’ai suivie depuis le début. Est-ce qu’il y a du nouveau ?

Vite, il faut que je trouve quelque chose...

– Oui, il y a du nouveau. Nous allons exposer le tableau au salon des antiquaires au mois d’octobre à Genève. Pour la première fois.

– Avez-vous réussi à le faire certifier ?

– Non, toujours pas. Mais nous ne nous avouons pas vaincus.

Pour mieux comprendre l’Institut Wildenstein, la journaliste décide de mener sa

8 Cf. Annexes

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propre enquête. Elle se rend rue La Boétie et s’entretient avec Mme Sophie Pietri, l’une des responsables.

– Sur la base de quoi décidez-vous qu’il s’agit ou non d’une toile de maître, en l’occurrence d’un Manet ?

– L’œuvre sera soumise au Comité Manet.

–Qui fait partie du Comité? De qui se compose-t-il ?

–Eh bien, depuis le décès de M.Daniel Wildenstein, il s’agit de ses deux fils, Alec et Guy Wildenstein.

Un peu léger comme effectif! Pour un peintre de cette envergure, je m’attendais à une assemblée d’au moins dix personnes ! Ils sont deux. Deux qui détiennent la main mise, le monopole décisionnaire. Alec Wildenstein est un passionné de chevaux de course ; Guy, lui, tient une galerie d’art contemporain aux USA. J’écris donc aux deux fils. Je leur demande s’ils seraient intéressés par l’achat de ce tableau. « On a bien reçu votre courrier, me répond la secrétaire, mais il faut nous donner la possibilité d’examiner le tableau de plus près. Nous attendons que vous nous l’apportiez à la fondation, à Paris ». Je dis non. Ma réponse est formelle : « Si vous souhaitez le voir, il est à Genève ». Encore une fois, je refuse de m’en séparer. Si je l’apporte, je suis obligé de le laisser sans savoir quand on va me le rendre. Si on me

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le rend. J’empoche un reçu et basta ! Ce tableau, c’est mon seul bien, ma seule richesse. Je n’ai pas envie de le perdre, de courir ce risque. Les Wildenstein sont si puissants que s’ils décident de le garder, je ne pourrai plus jamais le récupérer. J’en ai déjà tant entendu, de ces histoires de tableaux confiés qui ont, comme par hasard, été égarés. Même en engageant des avocats, on ne peut rien contre eux, c’est le pot de terre contre le pot de fer. Moi, si l’on m’accusait du centième de ce qu’on les accuse, je serais en prison et je n’aurais plus le droit d’exercer mon métier. Pour être antiquaire, il faut un casier judiciaire vierge. Si demain, j’ai un petit accroc, on me retire ma patente. Les Wildenstein traînent beaucoup derrière eux. Qui peut me garantir que, demain, ils ne vont pas être à l’origine d’un énorme scandale, que la Fondation ne va pas être fermée, les scellés mis ? Moi, c’est mon tableau, je l’ai payé, il est dans mon coffre et j’aime le contact humain, rencontrer les gens. Du temps du grand-père Georges Wildenstein, les rapports étaient différents. Le marchand était le détenteur du savoir et le garant de la qualité et de l’authenticité des œuvres. Georges Wildenstein, lui, m’aurait reçu en tête-à-tête, il aurait observé la toile, discuté avec moi, donné son avis. Mais ce temps-là est révolu. « Nous ne revenons pas

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sur les décisions de notre père », me répondent les deux frères par secrétaire interposée.

Pamela rédige son article, publié sur le site de l’AFP, il est traduit dans toutes les langues. Même mon oncle qui vit à Porto Rico a vent de mon histoire ! La photo du tableau et l’article restent quarante-huit heures au top des news sur Yahoo news. Le travail de diffusion est fait. Tout le monde pense que je dois être riche mais ce n’est pas le cas. Pas encore. En attendant, je continue de distribuer mes cartes de visite aux Puces pour faire ma pub, pour pouvoir acheter des antiquités...

Pour le salon, nous avons fait imprimer de belles cartes postales du tableau, les gens viennent se servir et admirer la toile.

Soudain, je remarque un type, clefs de voiture en mains, qui s’en approche... d’un peu trop près, à mon goût. Je m’interpose. « Ce tableau, c’est de la merde ! s’emporte-t-il. Comment osez-vous l’exposer ? » L’homme est très agité. Avec l’aide d’un ami, je réussis à le calmer, à le faire asseoir, à parler avec lui. Je lui demande qui il est, j’écoute ce qu’il a à me dire car tout ce qui concerne cette œuvre m’importe : commentaires, critiques, jugements... À chaque fois, c’est un élément de plus qui l’enrichit davantage. L’homme finit par s’apaiser, il me

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Un Manet si bien caché

tend sa carte : Michel Reymondin, expert. Il me dit qu’il travaille pour la galerie Wildenstein. Il me fait l’effet d’un mythomane excentrique animé de mauvaises intentions. Cette agressivité me donne une idée de ce qu’a pu endurer Manet lorsqu’il exposait ses toiles à Paris. On devait les protéger pour ne pas qu’elles soient détruites par des visiteurs en furie.

– Monsieur Petroz ?

Je me retourne. Une femme entre deux âges se tient devant moi. Elle affiche un beau sourire, un air avenant. Je lui serre la main qu’elle me tend.

– Bonjour, je me présente. Je suis radiographe à l’hôpital cantonal de Genève depuis une trentaine d’années. Je travaille pour le musée d’art et d’histoire de Genève depuis plus de vingt ans. Je trouve votre histoire passionnante. Est-ce que vous me permettriez d’étudier votre tableau plus... minutieusement ?

– Plus minutieusement ? Que voulez-vous dire ?

– Le radiographier, l’observer aux rayons X. On pourrait aussi prélever et analyser les pigments. On pourrait ainsi déceler la structure, l’examiner en transparence, apprendre certainement beaucoup de choses...

Sa proposition m’enthousiasme. J’accepte, bien sûr ; c’est une opportunité inespérée. La

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dame me laisse son numéro de téléphone. « Appelez-moi demain », dit-elle en s’éloignant.

Le lendemain, comme prévu, j’appelle la radiographe.

– Désolée, le projet tombe à l’eau, m’apprend-elle. J’en ai parlé au directeur du musée, il ne veut pas.

– Ah oui ? Et pour quelle raison ?

– Il s’y oppose, je ne peux rien vous dire d’autre. J’en suis la première navrée, croyez- moi...

Toujours cette frilosité, cette peur de s’impliquer, de prendre une décision.

Je propose au département de la reproduction graphique des musées nationaux d’exploiter l’image. « Pour qu’on puisse l’imprimer sous forme de cartes postales et les vendre, m’explique-t-on, il faudrait que le tableau participe un jour à une exposition des musées nationaux, peu importe laquelle. À partir de ce moment-là seulement, on aura le copyright, on pourra reproduire la photo. »

C’est un cercle vicieux. Une histoire de fou. J’ai l’impression de piétiner, j’ai envie de tout laisser tomber. Cette aventure me prend beaucoup de temps, d’énergie, d’argent, c’est un travail colossal. Je suis découragé.

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Petite biographie de l’auteur 8

VAN GOGH

Durant ma courte carrière, j’ai acheté et revendu plusieurs milliers de tableaux, certains sont accrochés dans des musées, d’autres revendus à de grandes galeries ont fini chez de riches particuliers et beaucoup de croûtes nous ont nourris, moi et ma famille.

Aujourd’hui il me reste trois ou quatre tableaux.

Je profite de cet ouvrage pour vous parler d'une petite toile que j’ai gardée envers moi tant elle est intrigante.

Comme chaque samedi Aicha et moi tenons notre stand aux Puces de Plainpalais, Simon un ami marchand, passe devant nous.

Il tient une toile à la main qu’il vient d’acquérir et qu’il nous exhibe comme un trophée, en souriant fièrement. Mes yeux se posent sur la toile qui irradie, elle doit être peinte au plutonium. Quelques dixièmes de secondes suffisent, j’ai un vrai coup de cœur. C’est le portrait d’un homme au visage émacié, sous un chapeau mou, aux sourcils relevés, à la

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moustache fine. Il ressemble un peu à Bonnard ou à un personnage d’Anquetin. Quelque chose d’authentique, de rare, une introspection très courageuse.

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Un Manet si bien caché

N’écoutant que mon instinct, je cours après Simon, le rattrape. Je le félicite pour sa trouvaille et lui propose de le lui racheter. Il refuse. J’insiste. Rien à faire.

Avec la réputation que j’ai de connaître la peinture, les gens se méfient. Il suffit que je m’intéresse à une toile, pour que celle-ci ne soit plus à vendre.

– Si un jour tu changes d’avis, pense à moi, lui dis-je, en m’éloignant.

Quelques semaines plus tard, Simon nous rend une visite de courtoisie. Nous bavardons autour d’un thé dans la salle à manger lorsqu’il remarque un tableau accroché au mur, une huile sur verre année 1950, genre Survage, que j’ai depuis peu.

– Elle me plaît bien, dit Simon en se levant de table.

Il s’approche de la toile, se plante devant, l’examine.

– Tu tiens à la garder ?
– Pas spécialement.
– Tu en voudrais combien ?
– 2 000 euros.
L’occasion est trop belle. Je la saisis au vol et

joue mon va-tout.
– Si tu préfères, je te l’échange contre ton

petit portrait de l’autre jour.
Un ange passe. Je l’ai sans doute effrayé... Il

me tend la main. « Marché conclu », dit-il. 137

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Le portrait, ne vaut rien peut-être, mais il provoque en moi une étrange impression ; une impression de déjà-vu.

J’ai devant moi une quintessence de La Bohème Montmartroise de la fin du XIXe, la figure type de l’artiste maudit face à lui-même et à sa folie.

Il s’agit d’une huile peinte sur une toile tissée mesurant 35 x 21,5 cm. La toile porte des traces de plissures. Les bords usés et des trous de punaises dans les coins montrent qu’elle n’a jamais été montée sur châssis. La toile a récemment été collée sur un support de carton et maladroitement nettoyée : une partie de la moustache gauche et de la barbe ont disparu...

Le lendemain, à la première heure, je me rends à la bibliothèque de la faculté d’Histoire de l’Art, impatient de confronter mon intuition à la réalité.

Je rafle alors sur les étagères tous les livres concernant Van Gogh et les accumule sur ma table.

Ce portrait pourrait bien correspondre à sa période parisienne, que je ne connais pas très bien. C'est à Paris que Van Gogh a découvert la lumière et que sa palette passe des couleurs terreuses des mangeurs de pommes de terre, aux soleils d'Avignon. Entre ces deux périodes tout un éventail d'essais et d'imitations des peintres qu'il croisera sur sa route.

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Arrivé à Paris en 1886, Vincent s’inscrit sur les conseils de son frère Théo, à l’atelier Cormon, rue de Constance à Montmartre. Il a trente-trois ans, il est le plus âgé. C’est durant cette période qu’il noue le plus de relations avec d’autres peintres : Louis Anquetin, l’Australien John Russel, Henry de Toulouse Lautrec, Émile Bernard... C’est durant cette période qu’il s’imprègne aussi d’influences diverses, s’inspirant de tous les mouvements, s’accaparant toutes les techniques avant que se catalysent les résultats de ses différentes recherches et qu’il adopte son style définitif.

Henri Perruchot écrit9 : « Que de révélations en quelques semaines ! Impressionnisme, divisionnisme, pointillisme, japonisme, Renoir, Delacroix, Monticelli : l’histoire entière de la peinture moderne se déroule dans ses étapes successives sous les yeux de Vincent, qui à son tour, et pour son propre compte, en reparcourt hâtivement le cycle, en assimilant avec rapidité toutes les leçons, en examinant, pinceau en main toutes les tendances. Il fait sienne la technique de Sisley, adopte le faire de Seurat, qu’il admire, cette lente et méthodique division du ton si étrangère pourtant à son impatiente nature, s’inspire de Delacroix, peint des fleurs à la

9 Henri Perruchot, La vie de Van Gogh, Hachette, 1959.

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manière de Monticelli, utilise pour ses dessins le roseau taillé des Japonais, dont il reproduit sur toile quelques estampes, la Pluie et l’Arbre d’Hiroshige (il a tapissé sa chambre de ces estampes japonaises, dont il a acheté, à bon compte, tout un lot et qui, assez bizarrement, voisinent sur ses murs avec des peintures d’Israël et Mauve) ; il accueille les influences les plus diverses et parfois, dans certaines de ses toiles, les exploite simultanément. »

En juin 1986, Théo déménage pour un appartement plus grand, 54 rue Lepic. Vincent vit chez lui et cette cohabitation met par là même un terme à la correspondance qu’ils entretenaient jusqu’alors, nous privant de toute information utile à la datation de ses œuvres. La période 1886-1887 est la plus pauvre en documentation sur sa carrière. Il ne reste que quelques lettres adressées à sa famille ou à des tiers. Seule une analyse poussée pourrait permettre de retracer ses activités et de classer chronologiquement les quelques deux cents toiles et cinquante dessins datant de cette époque. Ce portrait a-t-il été réalisé pendant son séjour parisien ? Entre 86 et 88, Van Gogh a peint vingt-cinq autoportraits, la plupart non signés. Tous sont officiellement répertoriés, exécutés dans des styles différents. Certains ont réapparu accidentellement. Cette toile, manifestement ancienne, pourrait correspondre

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à ces années-là. À cette époque, Vincent tombe malade. Il subit une opération à la mâchoire et frôle la mort. Il perd beaucoup de poids, ce qui expliquerait le visage amaigri du portrait. Il existe un petit portrait de Vincent à cette époque par son ami Leavens : la ressemblance est frappante.

Cette petite toile pourrait être aussi un portrait de Vincent par Leavens. Mais je trouve la pose trop intime pour qu’il ne s’agisse pas d’un autoportrait. Mais, je ne suis pas expert.

De plus, le personnage porte des habits dans lesquels Van Gogh s’est peint, dans ses autoportraits. Quant à la toile, elle est identique à celles de l’époque, tissées à la main. C’est lors de cette période aussi qu’il perd, donne ou se fait démunir d’un grand nombre de ses œuvres.

Au numéro 66 du boulevard de Clichy, une belle Romaine, brune, à la chair fruitée, Agostina Segatori, ancien modèle de Gérôme, de Corot et des peintres de la villa Médicis, a ouvert, il y a quelque dix-huit mois, un restaurant cabaret pour artistes, le Tambourin, meublé – d’où son nom – de tambourins qui servent de tables. Vincent qui s’est enamouré de l’Italienne, n’a rien de plus pressé que d’envahir l’établissement de crépons japonais puis de ses productions, principalement de compositions florales, et celles d’Anquetin, d’Émile Bernard

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et de Toulouse Lautrec. Le lieu ne paraît pas extrêmement recommandable ; Gauguin assure même que c’est un vrai « coupe-gorge ». Mais Vincent, dont les hommages sont agréés, ne pense nullement de la sorte, et il essaie, bien au contraire, de persuader tous les peintres de sa connaissance qu’ « il y a de l’avenir dans cet endroit », dont il grossit la clientèle : Lautrec (qui exécute là un portrait au pastel de Vincent) Anquetin, Bernard fréquentent le Tambourin, où d’ailleurs se rencontrent nombre d’autres habitués de la Butte : Caran d’Ache et Alphonse Allais, Steinlen, Forain ou le poète Rollinat, l’auteur des Névroses.

Mais les amours de Van Gogh avec la belle Romaine se terminent assez lamentablement ; Vincent est expulsé du cabaret. Quelque temps plus tard, le Tambourin est mis en faillite et ce qu’il contient, saisi, hâtivement vendu aux enchères sur le trottoir même. Les toiles de Vincent (il ne les a jamais reprises), liées dix par dix, adjugées de cinquante centimes à un franc le paquet ».

Dérision lorsqu’on sait le prix que vaut une œuvre de Van Gogh aujourd'hui sur le marché de l’art.

Les jours passent et je repense à l’autoportrait de Rembrandt en Saint Paul.

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En 1661, Rembrandt s’est portraituré sous les traits de Saint Paul les yeux écarquillés.

St Paul, avant sa conversion, se nommait Saul. À l’âge de 24 ans, alors qu’il voyageait sur la route de Damas en Syrie, il fut ébloui par une lumière aveuglante tout autour de lui.

Il tomba de cheval par terre et entendit une voix qui lui disait : « Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? »

Saul se releva de terre, et quoique ses yeux fussent ouverts, il ne voyait rien ; on le prit par la main, et on le conduisit à Damas. Il resta trois jours sans voir.

Ananias apparut et imposa les mains à Saul, en disant : « Saul, mon frère, le Seigneur Jésus, qui t'est apparu sur le chemin par lequel tu venais, m'a envoyé pour que tu recouvres la vue et que tu sois rempli du Saint-Esprit ».

Au même instant, il tomba de ses yeux comme des écailles, et il recouvra la vue. Il se leva, et fut baptisé.

Si l’on considère le fait que Vincent Van Gogh s’identifia à ses Maîtres Rembrandt, Delacroix et Monticelli pour l’art de l’autoportrait, faut-il voir dans le portrait de Rembrandt un éloge de la lumière et dans le nôtre une révélation, comme si Vincent avait eu à Paris la révélation de la lumière ?

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Comme Saul a été converti au christianisme, Van Gogh aurait été converti à la lumière des impressionnistes et du groupe de peintres qu’il fréquentait alors. Des écailles seraient alors tombées de ses yeux ; il aurait vu. Vincent s’est- il souvenu de l’œuvre de son vieux Maître les yeux écarquillés, comme une invitation à l’éveil, comme s’il voulait dire aux spectateurs d’ouvrir les yeux afin qu’entre la lumière ?

J’en suis là de mes réflexions, lorsque j’entreprends, l’été passé, de me remettre à travailler sur cette petite toile. Un jour que je suis à la FNAC, je demande à la libraire si elle a connaissance d’un livre sur les autoportraits ou bien sur Van Gogh dont j’ignorerais l’existence.

Elle pianote sur son ordinateur et m’apprend qu’un livre va paraître prochainement sur le sujet, Histoire de moi ou l’histoire des autoportraits 10par Yves Calméjane. Je contacte immédiatement les éditions Thalia qui font suivre mon courrier à M. Calméjane.

Rendez-vous est pris à Paris, au bar de l’Hôtel du Louvre. Après un bref entretien et après avoir vu le tableau, Yves Calméjane décide de publier la photo de la petite toile dans son ouvrage, avec une page de texte :

10 Yves Calméjane, Histoire de moi ou l’histoire des autoportraits. Editions Thalia, 2006.

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Un Manet si bien caché

« Un quarantième autoportrait ?

Il reste d’ailleurs beaucoup de choses à découvrir sur l’un des peintres les plus connu au monde. Un jeune amateur d’art, Jules Petroz, a découvert dans un marché aux puces un portrait qui pourrait dater de l’époque parisienne de Van Gogh. Si c’était un autoportrait, ce serait le quarantième. »

En rangeant mon garage, je déplace une caisse et sans prévenir une douleur intense me déchire le dos. Je tombe à terre incapable de me relever. J’appelle Aïcha qui vient à mon secours et me hisse à bord de la voiture pour m’emmener à l’hôpital. Après une brève auscultation on m’envoie au service de radiologie. Le diagnostic tombe, un début de hernie discale, c’est douloureux mais rien de bien grave avec du repos, je n’aurai pas de mal à m’en remettre.

J’en profite pour demander à la radiologue si elle aurait la gentillesse de bien vouloir radiographier mon petit portrait de van Gogh.

Rendez-vous est pris, et bientôt je vois apparaître les petits secrets de la toile. On voit nettement un repentir : Vincent s’était peint la tête tournée légèrement plus vers la droite, ce qui lui fait deux nez sur la radio et trois yeux, l’œil gauche était plus bas.

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Quel parcours ce portrait connaîtra-t-il ? Et celui de Méry Laurent ? Où est la vérité ?

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EPILOGUE

Après la mort de l’expert Daniel wildenstein en 2001, une délicate affaire de succession a mis aux prises Guy, Alec et la veuve de Daniel, Sylvia. Défrayant une fois de plus la chronique mondaine internationale.

Alec Wildenstein, moins de sept ans après la disparition de son père Daniel, disparaissait à son tour l’age de 67 ans, des suites d’une longue maladie. Reste Guy qui est né en 1945 aux États-Unis et qui dirige aujourd'hui l'entreprise familiale.

Guy s’intéresse à la politique. Il est le représentant des français à l’étranger et de l'UMP pour les Etats-Unis, un fervent soutient et admirateur de Nicolas Sarkozy, qu’il encourage dans une série de vidéos que l’on peut voir sur Internet.

Dans une des vidéos en ligne sur Internet, je l’ai vu se confier à Charlie Rose, dans « Une conversation a propos de Claude Monet », il dit qu’il aurait aimé être acteur.

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Guy est le directeur de l’une des plus grandes galeries d’art Contemporain au monde, la Pace Wildenstein Galery à New York, où il vit et gère ses affaires, notamment celles de la Fondation Parisienne.

Maintenant qu’il est le seul maître à bord, acceptera-t-il de voir ma toile ?

Le 29 décembre 2007, Aurora Petroz naissait avec un poids d’à peine deux kilos, depuis elle se rattrape. Elle doit prendre des forces, parce qu’un jour, avec sa sœur Ava, si ça les intéresse, elles reprendront la PETROZ FINE ART GALERY.

Il y a deux semaines, nous nous sommes rendus à Paris, au 215 bis boulevard Saint-Germain, pour y rencontrer Jean Penicaut, le président de Lumière Technology, et Pascal Cotte, ingénieur et inventeur d’une caméra multispectrale à haute définition, qui permet de numériser les œuvres d’art.

En 2004, il a procédé à une numérisation multispectrale de la Joconde, révélant ainsi une foule de détails et de couleurs jamais observés jusqu’alors. Le compte-rendu de ce travail est détaillé dans un chapitre du livre Au cœur de La

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Un Manet si bien caché

Joconde11, récemment publié par Gallimard et les Éditions du Louvre.

Le découpage en haute résolution multispectral en treize mesures, des UV aux infrarouges, permet d’isoler le spectre du vernis dans chaque pixel. Il suffit alors de retirer numériquement sur chaque « scan » le spectre du vernis dont il a pu calculer la courbe, pour qu’apparaisse virtuellement une Monna Lisa dévernie, telle que sortie de l’atelier de Léonard de Vinci.

Cette méthode virtuelle d’allégement des vernis est une illustration du savoir faire de Lumière Technology dont l'ambition est de délivrer aux musées ou aux collections publiques et privées, un service de numérisation unique au monde.

La vraie révolution que propose Pascal Cotte c’est de pouvoir étudier des œuvres en profondeur, dans la réalité de leurs pigments, sans les toucher, donc sans les abîmer, puisque toutes les recherches sont faites sur un fichier numérique.

Lumière Technology met à disposition des musées et des collectionneurs du monde entier un outil unique pour explorer, comprendre,

11 Au cœur de la Joconde, ouvrage collectif, Éditions Gallimard, 2006.

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identifier, restaurer, reproduire les chefs- d’œuvre de l’art pictural.

Le résultat ne se fait pas attendre et il est surprenant, contrairement à la radiographie qui n’avait rien apporté de vraiment nouveau.

Le scan multispectral en fausses couleurs révèle la chevelure légendaire de Méry Laurent qui apparaît dans le fond de la toile. On voit clairement que le peintre s’est servi de la couleur des cheveux, qu’il l’a étirée, afin qu’elle se mélange avec les couleurs du fond de la toile. Ce qui nous rapproche un peu plus des photos de Mery.

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Je ne peux réprimer un cri de stupéfaction, lorsque je vois apparaître sur le scan en infrarouge 900 nanomètres le dessin préparatoire : c’est vraiment extraordinaire. On voit nettement des hachures au crayon, on voit le dessin des yeux et du visage, le dessin de l’épaule ainsi qu’une foule de détails que je n’ai pas encore analysés.

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PRÉCIS D’UN DÉCOUVREUR

Je livre ici mon histoire au public. En la lui soumettant, je cultive l’espoir de la voir participer au dernier chapitre.

Mon conseil à tous ceux à qui pourrait vivre ce genre d'expérience :

  1. Ne vous prenez pas trop au sérieux, vous vous trompez peut-être.
  2. Considérez toute cette affaire comme un jeu, nous ne sommes que d'éphémères passagers et rien ne nous appartient vraiment.
  3. Évitez à tout prix les règlements de compte, la rancune est une mauvaise conseillère. Si l'expert ne vous plaît pas, cherchez-en un autre ou bien devenez vous- même expert, rien ne vous en empêche. C'est juste beaucoup de travail.
  4. Ne faites pas tout ça pour l'argent, mais par plaisir. Si un jour, vous en retirez le magot et bien tant mieux.

Sinon vous vous serez enrichis personnellement.

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  1. Accrochez votre toile au mur et admirez là, profitez-en, vivez.
  2. N’envoyez pas d’argent aux experts si vous n’avez pas un avis favorable ou un bon contact. Ne payez que pour un certificat d’authenticité, ou bien un vrai travail d’expertise (que l’on vous explique pourquoi votre œuvre est ou n’est pas de X ou Y). Aujourd’hui, la plupart des experts et des fondations réclament des frais de dossier, les frais de certaines fondations approchent les 1 000 euros.

Si l’on considère que certaines fondations reçoivent des dizaines de demandes par mois et ne délivrent que très peu de décisions d’inclusions aux multiples catalogues raisonnés qu’elles gèrent, le calcul est simple, les refus sont une source non négligeable de bénéfices... sans aucun effort.

Au moins le Musée Van Gogh ne réclame pas d’argent pour se prononcer.

  1. Si vous pensez avoir une toile de Manet, envoyez-moi un dossier, je pourrais peut-être vous aider.
  2. Pas de parano, il n’y a pas de complot d’experts.
  3. Les vrais trésors ne valent souvent rien : on les trouve tout autour de soit, dans la nature ou chez quelqu’un qu’on aime.
  4. Et si vous n’aimez pas la peinture c’est que vous vous êtes trompé de livre...

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ANNEXES

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Annexes

PRESSE

Le Matin, 2 novembre 1997

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Coupures de presse régionale.

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Paris Match, n°2883, 19 août 2005

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MERY LAURENT, PORTRAITS D’ARCHIVE.

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Photographie représentant Mallarmé, Elisa et Mery Laurent. (vers 1895)

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Premier portrait officiel de Méry Laurent par Manet

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Photographie d’Elisa Sosset et le portrait au pastel qui recouvrait la toile

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RÉFÉRENCES : Articles parus aux sujets du tableau :

Le Matin, numéro du 2 novembre 1997, page 74 et numéro du lundi 23 novembre 1998.

Gazette Drouot, 27 novembre 1998, p. 138

Apollo, octobre 1998.

Herald Tribune, 2 décembre 1998.

Le Journal des Arts, 4 décembre 1998, n° 72, 15 décembre 2000, n° 117

La Tribune de Genève, numéros des 5, 6 et 10 décembre 1998

– Catalogue de la Vente aux enchères 51, rue Prévost chez Martin, Me Christin et Naville, Genève, 8, 9 et 10 décembre 1998.

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Références

Le Dauphiné libéré, pp. 1 et 2, 14 décembre 1998

Le Temps, 15 janvier 1999.
– Garry Litman, « Living with Manet », GEM

: Geneva English speaking Magazine, avril 2004
– Anne-Cécile Beaudoin, Paris Match, n°2883,

19 août 2005

– Laurent Favre, « Prouvez-moi que ce n’est pas un Manet », L'Illustré, n°45, 3 novembre 2004, p. 32

– Musée des Beaux Arts de Nancy, Cabinet d’art graphique, Méry Laurent, Manet, Mallarmé et les autres..., Artlys, 2005.

– Pamela Taylor, « Manet ou pas Manet ? La difficile recherche en paternité d'un antiquaire », AFP, Genève, 15 juillet 2005.

– Pamelay Taylor, « The Case of the Mysterious Manet », Artinfo.com, 18 juillet 2005.

– Xavier Lafargue, « Ce portrait impressionniste est-il un Manet ? », Le Matin, 5 octobre 2005.

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Références

– Yves Calméjane, Histoire de moi ou l’histoire des autoportraits, Thalia, Coll. Initiation à l’art, 2006, pp. 224-225.

Le dictionnaire des modèles dans l’art cite quelques articles où il est fait mention de Méry Laurent. Les sources principales en sont :

– Berk Jiminez, Dictionary of Artists' Models, Fitzroy Dearborn Publishers, Londres, 2003.

– George Moore, Memoirs of my dead life, Kessinger, Londres, 2005.

– Henry Perruchot, La vie de Manet, Hachette, Paris, 1959.

– Robert Goffin, Mallarmé vivant, Nizet, 1955.

– Bertrand Marchal, Mallarmé : Lettres à Méry Laurent, Gallimard, collection La Blanche, Paris, 1996.

– Henri de Régnier, De mon temps, Mercure de France, Paris, 1933.

– Henri de Régnier, Nos rencontres, Mercure de France, Paris, 1931.

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Références

– Henri Mondor, Vie de Mallarmé, vol. 2, Gallimard, Paris, 1941.

– Albert Flament, La vie de Manet, Plon, Paris, 1928.

– Anne Coffin Hanson, « A tale of two Manets », Art in America, 1979,

– Thomas W. Evans, The memoirs of Dr Evan s: Recollections of the Second French Empire, Thackeray Press, 2008.

– Henri de Régnier, Vestigia flammae, Mercure de France, Paris, 1921.

– Jacques-Emile Blanche, Propos de peintres, Émile-Paul Frères, Paris, 1928.

– J. -K. Huysmans, Carnets secrets, reproduits dans Le Figaro Littéraire, 2-8 juillet 1964.

– Josette Raoul Duval, « Méry Laurent », L'Œil, n° 77, pp. 33-38 et 80-82.