11 MALLARME ET MANET.

MALLARME ET MANET

Une affinité d’artistes, une communauté de sentiments, un long commerce d’amitié, ont lié le poète Stéphane Mallarmé et le peintre Edouard Manet. «  J’ai vu pendant dix ans tous les jours mon cher Manet, dont l’absence aujourd’hui me semble invraisemblable. », écrivait Mallarmé à la mort de son ami.

La lucidité de Mallarmé, sa distinction native avait été séduite par la hardiesse de Manet, alors qu’abandonnant sa première manière qui houait sur les gammes sobres il bannissait l’ombre et se lançait dans la peinture en pleine lumière, juxtaposant les tons clairs et tranchés, et créant avec Degas l’impressionnisme. Le poète aux visions lyriques, « qui exprimait en termes rares des vérités inouïes », était l’esthéticien sûr dont le goût était si personnel que Manet lui écrivait ce billet, retrouvé dans les papiers de Mallarmé après sa mort :

« Mon cher ami, merci. Si j’avais quelques défenseurs comme vous, je me ficherais absolument du jury. » Edouard Manet

Ce ne fut qu’en 1873 que Mallarmé vint trouver ce réprouvé dont les œuvres avaient été refoulées par les jurys officiels et qui avait exposé au Salon des Refusés son Déjeuner sur l’herbe, au grand scandale de l’Académie. Certes, le poète qui cherchait une obscurité voulue, une architecture savante, des raisonnements subtils, qui fuyait la faveur publique et dont la ferveur conférait à la poésie tous les attributs du divin, était prêt à donner sa sympathie admirative à l’artiste bafoué et incompris dont « l’œuvre était suffisamment inopportune pour avoir des chances de durer ». Lui-même n’était il pas, possédé par une fièvre méditative d’abstraction, cet incompris qui vivait dans une grande pauvreté qu’il portait avec une profonde dignité et une discrète ironie ?

Il faut relire les pages ou Paul Valéry dit ses souvenirs de jeunesse tout empreints de l’influence de Mallarmé, ces heures où se groupaient autour de l’initiateur des symbolistes les jeunes disciples subjugués. Ce n’était pas seulement la joie d’entendre ces vers d’une beauté «  énigmatique et captivante », mais celle de vivre dans l’atmosphère si pure et si grande de cet homme, dont l’existence était comparable à celle d’un saint, qui ne croyait pas en Dieu, mais qui croyait é la poésie, même dénuement, même simplicité, même ferveur, même discipline, même grandeur. Sa joie dut être vive lorsqu’en 1884 l’œuvre de Manet fut exposée à l’Ecole des Beaux-arts, mais l’artiste n’était plus là pour voir le début de sa gloire, il était mort l’année précédente. Le scandale de 1863 suscité par le Déjeuner sur l’herbe était vengé. C’est dans une étude de l’œuvre de l’un et de l’autre de ces artistes que l’affinité de leurs caractères s’impose à l’esprit. Tous deux cherchaient l’expression de leur vérité secrète, dont ni le romantisme ni le réalisme ne pouvaient satisfaire l’exigence. Ce que fit Mallarmé dans la création du symbolisme, Manet le découvrit dans celle de l’impressionnisme : « Période d’invention, de recherche, d’aventure absolue dans l’ordre de la création artistique », dit Paul Valéry dans son Essai sur le symbolisme. Manet crée la technique de la juxtaposition des couleurs sur la toile au lieu de les mélanger sur la palette, mettant à profit les découvertes de Chevreuil sur le prisme, sur la valeur des couleurs complémentaires, sur la création de couleurs par le voisinage de deux couleurs initiales ; suivant l’exemple de Turner, il fait de la peinture en plein air, il cherche à traduire la lumière, ses variations, sa vibration, et a fixer l’impression fugitive. Et l’un et l’autre font école : autour du grand poète, un groupe de jeunes en quête de poésie pure goûtait « la douceur infinie qui émanait de l’esprit le plus absolu », et l’on sait comment Mallarmé révéla Paul Valéry à lui-même. Ecoutons le parler de ce maître incomparable ; « Pressé par ce problème de puissance, Mallarmé a considéré la poésie comme personne avant lui ne l’avait fait, avec une profondeur, une rigueur, une sorte d’instinct qui rapprochaient le grand poète de quelqu’un de ces géomètres modernes qui ont refait les fondements de la science, lui ont donné une étendue, un pouvoir nouveau par conséquence d’une analyse de plus en plus fine de ses conditions essentielles. Tandis que Manet est servi par les découvertes scientifiques sur les couleurs, Mallarmé appuie ses essais du vers libre sur les travaux des phonéticiens, se sert de l’étude de la Correspondance des sensations et de l’analyse énergétique du rythme. Cette « Correspondance des sensations »,  comme elle a dû s’établir entre le poète qui parait en peintre de Mery la « Blonde aux seins nus » du célèbre tableau de Manet. «O si chère de loin, et proche et blanche, si délicieusement toi, Méry », chantait Mallarmé à celle qui réalisa la femme dans son art. « Ses yeux semblables aux pierres rares, son regard, qui sort de sa chair heureuse, sa chevelure, vol d’une flamme, vivante nue, diadème, couronne, or ignition de feu intérieur, astre, gloire, fulguration, rubis torche », « Soie humaine, elle se ploie, avec la grâce des étoffes, autour d’un visage qu’éclaire la nudité sanglante de ses lèvres… ». Evoquons le tableau de Méry par Manet : la chair éclatante de lumière, le regard bleu  presque liquide, les cheveux d’or sous le chapeau renversé, garni de coquelicots. Le peintre du plein air trouvait en Mallarmé l’amoureux d’un art nouveau de la nature : il aime les « floraisons d’eau », il aime l’arrière saison, lui qui voyait « sur l’eau morte se traîner le soleil jaune d’un long rayon ». Comme il traduisait en vers les couleurs ! « Quand le soir saigne parmi les tuiles », Ou encore : « Le passé qu’illuminaient les fleurs bleues de soleil ». Ne parle-t-il pas ailleurs de : « L’indiscrétion éclatante des après-midi », de « la blancheur sanglotante des lis », de « la solitude bleue et stérile », et il contemple « l’horizon pourpre, violet, rose et or ». dans le mythe d’Hérodiade, poème de « l’absence », toutes les blancheurs, tous les symboles de la pureté, le diamant, le lis, les cygnes et la vierge, y sont nimbés  « de rais blancs s’entre croisant ». « L’idéalisme de Mallarmé revêt ici les caractères d’un picturisme et d’un plasticisme », écrit Jean Royère dans son excellente étude sur Mallarmé, et celui-ci n’a-t-il pas lui même défini la poésie : « une pensée de la vie réalisée par l’expression » ? On se plait à penser à ces sujets de méditation sur lesquels Manet et Mallarmé devaient entretenir leur amitié. « Mallarmé, dit encore Paul Valéry, goûtait dans l’art de Manet la merveille d’une transposition sensuelle et spirituelle consommée sur la toile », et l’on devine l’enchantement de Manet devant ces mots : « Un automne jonché de taches de rousseurs ». Empruntons à Valéry la valeur du mot « maître » qu’il applique si justement à Manet : «  Les maîtres sont les hommes dont l’art et les prestiges confèrent aux êtres de leur temps, aux fleurs d’un certain jour, aux robes éphémères, aux regards d’une foi, une sorte de durée plus longue que plusieurs siècles, une valeur de contemplation et d’interprétation comparable à celle d’un texte sacré ». Maître, il l’a été, surtout lorsque, quittant sa première manière, celle de cette « nature morte » du Louvre, où des pêches voisinent avec des raisins et un verre d’eau sur une nappe blanche, contre un fond d’un brun sombre, ou celle qui reflète Goya, après le voyage en Espagne, avec la Femme à l’éventail, il joue dans le noir, le noir qui n’appartient qu’à Manet (le portrait de Clemenceau, serti d’un trait noir ; celui de Berthe Morisot, d’Emile Zola) – et quand il crée la lumière de ses paisibles paysages, des riantes campagnes, des chairs virginales. Il veut toujours agir, « peindre avant la mort de l’impression », et cette fois c’est le peintre qui réjouit la poésie en créant la résonance «  par l’harmonie étrange des couleurs, par la dissonance de leurs forces qui fait résonner son œuvre », témoins cette Olympia qui a suscité de telles controverses, où les tons de la chair blanche, du gris bleu des oreillers et des draps, le rose de la robe de la négresse, les fleurs multicolores du bouquet entouré de papier blanc sont si savamment étudiés. Avec le Balcon, les contrastes s’affirment : le vert vif de la balustrade, les robes blanches des femmes, le costume sombre de l’homme à la cravate bleue, et ailleurs ses Pivoines apportent des nuances infiniment délicates où se joue la lumière. Ce doux  « commerce des arts » a dû révéler plus d’une vérité au poète par le peintre, au peintre par poète – et, s’il est vrai que tous les arts, pictural, plastique, musical, poétique, sont des expressions différentes d’une même vérité qui les transcende, combien intime devait être la « correspondance » entre ces deux artistes qu’éclairaient l’âme ascétique de Mallarmé et la grâce surnaturelle de sa pensée !

THIERRY-NORBERT.